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Chapitre 14 – Le jour du Grand Conseil

Je dois dire que j’ai du mal à comprendre. Nos sessions sportives du matin se passent si bien. Je sens une telle bienveillance du Commandant vis à vis de moi que je suis incapable de comprendre son obstination.
Lorsqu’Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers a essayé de le convaincre, il s’est littéralement mis en colère. Il n’était pas question qu’on me dise la vérité, encore moins qu’on demande à ce que je garde la mémoire. C’était impossible. La loi est la loi.  “Croyez moi, son départ sera plus facile tant que tout le monde se tiendra à cette version” a-t-il même ajouté.
J’étais tellement blessée que ce matin j’ai prétexté une indisposition pour ne pas me rendre à l’entraînement.

Fleurs Parfumée de la Plaine d’Isadora est montée me voir. Je n’arrivais pas à réprimer un râle dans la gorge.
– Vous pleurez…
– Non, enfin si je… suis triste. C’est comme ça qu’on… pleure ici ?
– Oui, vous pleurez. Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je ne veux pas qu’on m’efface la mémoire. Vous savez qu’ils veulent m’effacer la mémoire ?
– Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers va plaider votre cause devant le Grand Conseil.
– Il va aller devant le Grand Conseil ?
– Oui. Il m’a dit son intention hier soir. Il vous fait confiance. Et je l’approuve.
– Pourquoi le Commandant n’est pas comme lui ?
– Le Commandant pense sans doute protéger la planète. Pas la nôtre. La vôtre.
– De quoi, de qui ? Je ne suis pas un danger pour la Terre.
– Il y a un précédent dans notre histoire. C’est ce précédent qui a donné naissance à cette loi. Mais les choses ont été totalement différentes cette fois-ci. Vous nous avez montré de l’intérêt, vous avez cherché à partager quelque chose. Vous n’êtes pas une voleuse de technologie.
– Grand Dieu non !
– Mais les conséquences ont été désastreuses la dernière fois. Ces gens n’étaient pas prêts. Ils ont sans doute cru que quelques plans allaient leur faire faire un bond en avant prodigieux. Et ils ont pulvérisé leur planète. Cinq milliard d’individus disparus en une fraction de seconde. Par notre faute.
– La leur.
– Nous n’avons pas été assez vigilants. Nous sommes des empathiques, nous avions sentis l’envie, la convoitise. Mais nous n’avions pas mesuré son ampleur, ni ses conséquences.
– C’est une histoire affreuse. Et même si je comprends que vous soyez plus prudent aujourd’hui, c’est un peu radical comme réaction, non ?
– La disparition de cinq milliard d’individus est une conséquence radicale. C’est un jour de deuil national ici. Le jour de la Grande Honte.
– Ne vous fâchez pas Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora, s’il vous plait. Si je dois tout oublier, je ne ferai pas d’esclandre. Je ne suis pas censée être au courant de toute manière.
– Je suis désolée si je vous ai donné l’impression d’être fâchée. Je n’approuve pas le sort qu’on vous réserve. Je voulais juste que vous compreniez pourquoi le risque est grand que la requête de mon mari soit rejetée.
– Je comprends. Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora, je voudrais rester un peu seule un instant. J’ai des dessins à terminer.
– Redescendez dans trois centièmes. Le Grand Conseil ne sera pas terminé, mais Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers aura terminé son audition et il revient ici juste après.

Le centième est une unité de temps sur Dalygaran. C’est un centième de jour et donc un jour fait cent centièmes. On m’a donné une montre dalygarienne pour m’y retrouver. J’acquiesce et j’attends que Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora soit arrivée en bas des escaliers. Puisque je suis là pour peu de temps encore,  j’ai  décidé de retourner nager. Je n’ai plus de besoin chevaux maintenant. Je n’ai plus qu’à penser où je veux aller. Et c’est parti !
Alors j’ai pensé au bassin et je me suis vue en train de plonger. J’ai eu juste le temps de me retourner avant de rentrer dans l’eau. Exactement comme la première fois. J’avais complètement oublié cette histoire de montre. Mais elle a l’air de continuer à fonctionner. Je ne me lasse de regarder tous ces drôles de poissons.  Je fini par trouver un groupe de lunes de lac. J’adore les chatouiller. J’ai réellement l’impression qu’ils se bousculent pour être à portée de ma main. Mais le temps passe tellement vite. Quand les trois centièmes sont écoulés, je re-visualise ma chambre et je me retrouve face à Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers qui me regarde les bras croisés, l’air mécontent.
– Vous êtes vraiment impossible, dit-il entre ses dents.
– Est-elle au courant pour…, je chuchote.
– Elle ne l’est pas, me répond-il tout bas.
– Qu’est-ce que vous fabriquez là-haut ? lance Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora. Allez, descendez !

Même si mes vêtements sèchent vite, une petite flaque a eu le temps de se déposer sur le plancher.
– Je suis allée nager, je continue tout bas.
– Je vois ça, me répond mon hôte en pointant la flaque du menton.
– J’avais besoin de me détendre.
– Je sais, me répond-il.
– Vous êtes là depuis combien de temps ?
– Je venais d’arriver. Descendons, mais avant essuyez vous le visage, me dit-il toujours tout bas, puis tout haut : « Chérie, on arrive ».
Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora nous accueille avec un sourire.
– Alors vous avez déjà parlé du Grand Conseil ?
Moi : “Euh…”
– Oui, je viens de dire à Élisa que j’avais présenté ma requête devant le Grand Conseil. Et qu’ils m’ont écouté avec attention. Mais ils m’ont rappelé la loi et bien que le Grand Conseil puisse y surseoir, je crains qu’il ne s’y résolve pas.
– J’ai raconté à Élisa l’origine de cette loi.
– Tu as bien fait. C’est au tour du Commandant maintenant de donner ses recommandations. Après quoi le Grand Conseil se retirera pour statuer. En tant que responsable du centre des voyages spatiaux, c’est moi qui supervisera votre retour, et je vais être informé des modalités. Dès que je sais quelque chose, je vous appelle.  Là, je dois retourner au centre de voyages. Vous restez ici, me dit-il en élevant la voix et en me pointant du doigt.
Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora semble surprise par le ton de son mari qui part presque en claquant la porte.
– Mais qu’est-ce qui lui prend ? me demande-t-elle.
– Je ne sais pas, je réponds avec la plus bel aplomb. La pression ?

Nous restons là à  papoter de choses d’autres. J’aime papoter avec Fleur Parfumée de La Plaine d’Isadora. Le temps passe doucement jusqu’à ce qu’on entende frapper à la porte. Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora se lève pour aller ouvrir.
– Commandant ! s’exclame-t-elle.
– Je viens prendre des nouvelle d’Élisa. Elle était souffrante ce matin. Pourrais-je lui parler ?
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je fais des signes “non” à Fleur Parfumée de la Plaine d’Isadora, mais elle ne risque pas de les voir, avec le dos tourné.
– Elle est ici.
Le Commandant s’avance dans la pièce et je rentre dans son champs de vision.
– Élisa, comment allez-vous ?
– Bien, enfin mieux. C’était juste le mal du pays, vous savez. Une nostalgie toute Terrienne.
– C’est bien… compréhensible. Je suis venu vous annoncer une bonne nouvelle.
Là je dois dire qu’un fol espoir me traverse l’esprit, et pas seulement l’esprit, il me parcourt toute l’échine.
– Vous retournez chez les vôtres demain matin. Tout est arrangé. Nous avons reçu une aide inattendue.
– Une aide ?
– Oui. Je n’en sais pas plus. Mais tout est prêt pour vous accueillir. Nous aurons un timing très serré. Aussi vous devrez être à l’heure.
– Je le suis toujours.
– C’est vrai. Ce matin mis à part. Votre échantillon de sang est déjà arrivé
– Déjà.
– Oui le transporteur était déjà prêt ainsi que le volontaire. Nous n’attendions en fait que le feu vert du Grand Conseil. Cette nuit nous fabriquons votre capsule d’extraction ainsi qu’une pilule pour vous éviter d’être malade au moment de la re-synchronisation à votre espace temps. Élisa, ça ne va pas ? Je viens de sentir une telle détresse chez vous.
– Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers m’a dit quand je suis arrivée…
– Élisa ! s’écrie mon hôte
– Que ce différentiel de temps pourrait provoquer chez moi une perte de mémoire. En fait, il ne me l’a pas vraiment dit. C’est moi qui ait deviné. Les trucs avec le temps, c’est jamais bon, hein ?
– Et vous voulez vous souvenir ? dit doucement le Commandant.
Et là j’ai explosé.
– Comment je pourrais vouloir oublier, hein ? Tout ce que j’ai vécu ici. Tout ce que vous m’avez appris. Et les lunes de lac. Et les petits plats de Fleur Parfumée de La Plaine d’Isadora. La leçon de botanique d’Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers. Comment vous voulez que j’ai envie d’oublier tout ça ?
Le Commandant reste sans voix pendant que je m’enfuie dans ma chambre.
– Elle a… Elle a…, bafouille-t-il
J’entends mon hôte dire doucement  au commandant :
– Elle a besoin de digérer tout ça. Elle va se calmer, mais mieux vaut la laisser tranquille pour le moment.
– Je…
– Au revoir Commandant.
– Oui au revoir. Veuillez m’excuser.

De là-haut, j’entends la porte s’ouvrir et se refermer. Je reste à ruminer allongée sur mon lit pendant un certain temps. Une capsule et une pilule. Puis je me mets à sourire. Au même moment j’entends mon hôte m’appeler.
– Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers est en communication en bas. Venez. Il a quelque chose à vous dire !
Je descends en courant et me plante devant l’écran du communicateur tout sourire.
A l’autre bout Étoile Scintillant dans l’Immensité de l’Univers sourit lui aussi.
– Élisa, je sais comment on va pouvoir vous garder votre mémoire.
– Moi aussi, je lui réponds.

Annie

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