0

Voir avec ses oreilles

La curiosité n’est pas un vilain défaut

Tout est parti d’une série audio à laquelle j’ai participé en tant qu’auteure. On veut toujours savoir ce qu’en pensent ceux qui écoutent, et un ami m’a répondu : “au départ j’ai été gêné, je n’arrivais pas à voir avec les oreilles”. Cette expression a fait sensation parmi l’équipage – c’est ainsi que nous appelons tous ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la série. Et du coup, ça m’a trotté dans la tête. Dans mon moteur de recherche préféré, allez savoir pourquoi, j’ai tapé “voir avec les oreilles” et je n’étais pas au bout de mes surprises.

Paysages sonores

Traduire une image en son, c’est ce que propose, depuis 1992 Peter Meijer l’inventeur de the vOICe, appareillage dont les capitales lues en Anglais donnent “Oh I see”, pour “Oh, je vois”. The vOICe se concrétise aujourd’hui, sous la forme d’une paire de lunettes, qui scanne ce qu’elle voit grâce à une webcam et transforme le tout en en niveau de gris. La lecture se fait de gauche à droite, et chaque pixel est traduit en son. La position verticale dans l’image se mesure en grave et en aigu, la clarté en intensité, le tout en une seconde.
Le site seeing with sound propose quelques exercices pour comprendre le principe. Plus un point est haut, et plus la note est aiguë, plus il est blanc et plus le son est fort.
Selon ce principe et avec un peu d’entrainement, des non-voyants qu’ils le soient de naissance ou de manière plus tardive (accident, maladie) ont réussi à percevoir leur environnement, leur permettant de saisir par exemple un verre sur une table, sans hésitation.
J’ai fait les exercices. Je n’ai pas tout vu, mais je me suis figurée très bien un cercle blanc par exemple. Si j’en crois les témoignages que j’ai pu lire ici ou là, les paysages sonores (soundscapes) produits par The vOICe ont redonné de l’autonomie à ceux qui ont su s’en servir.
Mais comment est-ce possible ?

De la plasticité du cerveau

Notre cerveau a ceci de remarquable : il reconfigure les connexions neuronales en fonction de nos expériences et de notre environnement. La situation d’apprentissage, est un de ces moments où les circuits cérébraux sont remaniés de manière significative.
Et ce qui se passe avec the vOICe est un apprentissage. On intègre peu à peu une convention, car ce n’est que cela au départ. Début du son à gauche, fin à droite. Aigu en haut de l’image, grave en bas. Son fort clair, son faible sombre. Il faut se concentrer au début, se figurer ce à quoi ça correspond. L’apprentissage est réussi, quand on n’y pense plus, quand le cerveau a intégré ces correspondances.
En 2007, Amir Amedi, au travers d’une courte communication dans Nature Neuroscience indique qu’une région particulière du cerveau est activée suite à cet apprentissage : l’aire Lotv (lateral occipital tactile-visual area), la même que pour la vision des formes. “Voir avec ses oreilles” prend dès lors un sens biologique.
Quelques années plus tard en 2010, dans Consciousness and Cognition, Jamie Ward et Peter Meijer confirment le rôle important de cette région en l’inhibant temporairement : les personnes qui peuvent “voir avec les oreilles” en deviennent incapables.

Suppléance perceptive

Comment décrire ce phénomène finalement ? La littérature à ce sujet utilise deux notions.
Les articles sont souvent accompagné du mot clé “sensory substitution” pour substitution sensorielle, en cela qu’un sens, la vue est remplacé par un autre : l’ouïe. Dans un article de synthèse de Pour la Science en 2003 Malika Auvray et Kevin O’Regan parlent quant à eux de suppléance perceptive, car the vOICe est en soi un nouvel outil de perception du monde. D’autres vont jusqu’à dire qu’un nouveau sens est développé. Et c’est à ce moment précis que l’auteure que je suis se remet à rêver : si on ajoutait à ces paysages sonores des émotions sonores, n’aurait-on pas le début d’un langage ? Comme “Rond, lumineux, beau” pour exprimer la satisfaction que le soleil peut procurer. Le tout dans un battement d’une seconde, répété encore et encore…

Un peu de lecture

En Français

Pour la Science, une synthèse de Malika Auvray et Peter Meijer sur les stimulations tactiles et auditives qui permettent aux aveugles de voir.

Sciences et Avenir, un article de Jerémy Zuber sur l’expérience d’Amir Amedi révélant le rôle de l’aire Lotv

En Anglais

New Scientist, l’histoire de Claire Cheskin et des mécanisme en jeu. S’il y en a un à lire, que ce soit celui-là

Wired, l’histoire de Pat Fletcher, la femme qui voit avec ses oreilles.

Annie

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.