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Chapitre 15 — La vie continue

Rose est assise dans le noir. Depuis que Bénédict a quitté la pièce, elle n’a pas bougé du fauteuil dans lequel elle s’est laissée tomber. Elle a perdu la notion du temps. Elle veut être certaine que Bénédict soit bel et bien parti avant de rejoindre les autres. Elle essaie de se vider la tête, de ne plus penser. Elle sursaute quand une voix la tire de son introspection.
– Eh comment tu vas ?
– Élisa, tu m’as fait peur.
– Désolée, je n’étais pas sûre que tu étais encore ici. Je suis contente que tu le sois.
– Est-il… ?
– Il est parti.
– Élisa, je n’ai pas le courage de rentrer chez moi…
– Ce n’est pas un problème, Rose. On a de la place ici. Tu as déjà testé le confort du canapé… Que dirais-tu d’un voyage en transporteur avant d’aller dormir ? Je t’ai fait une promesse, et possible qu’en cette soirée particulière, tu aies besoin de voir quelques merveilles. Qu’en penses-tu ?
– Ce soir ? Vraiment ?
– Oui, tout de suite, maintenant !
– Eh bien, je ne sais pas…
– Tu adoreras Frigellya, et tu deviendras définitivement une voyageuse du temps…
– Tu veux dire que je serais, comment tu dis déjà… une anomalie ?
– Oui. Cela voudra dire que contrairement aux autres humains, tu te souviendras désormais des autres voyageurs du temps. Tu fais déjà partie dans ce siècle du cercle fermé de ceux qui ont une connaissance sur les mondes du futur. Là, je te propose d’en voir un. Un où tu seras vraiment la bienvenue.
– Élisa je ne suis pas d’humeur à…
– Allons Rose… Ce voyage est exactement ce dont tu as besoin. S’il te plait, dis oui.
Tu es celle qui a besoin de voyager ce soir, avoue-le.
– Tu m’as démasquée. Allez, s’il te plait, dis oui.
– D’accord, d’accord, je viens avec toi, répond Rose dans un sourire.
– J’ai déjà dit à David que je vais là-bas avec toi. Il reste avec Sylvestre et Paul, entre hommes, répond Élisa, avec une pointe de sarcasme dans la voix.
– Alors tu n’as jamais eu aucun doute à propos de ma décision.
– Je te connais bien Rose Taylor. On y va ?
– Bien sûr. Je te suis.
Rose est surprise lorsqu’Élisa ouvre une petite pièce avec rien à l’intérieur.
– Si tu regardes intensément pendant une dizaine de secondes, dit Élisa en montrant le vide, tu verras apparaître les contours d’un transporteur, et tu sauras où t’asseoir. C’est absolument invisible si on n’y prête pas attention.
– Oh, c’est hallucinant. Je peux le voir maintenant.
– Assieds-toi à côté de moi.
Tout en parlant, Élisa règle le transporteur pour rendre visite à ses amis Frigellyens.
– Prépare-toi. C’est quasi instantané.
Elles disparaissent toutes deux du salon et arrivent dans le hall d’entrée du Château. Un bruit attire leur attention, et elles aperçoivent Nori en train de monter les marches de l’escalier principal, presque arrivé en son sommet.
– Eh, Nori ! crie Élisa.
– Vous m’avez suivi ? Je reviens juste du pot d’adieu de Bénédict.
– Pour tout dire, le transporteur nous a amenées ici quelques minutes après les dernières coordonnées enregistrées pour votre monde. On vient donc du même jour et on a vécu les mêmes choses. C’est plus pratique de vivre les choses dans le même ordre que vous.
Alors qu’Élisa termine sa phrase, Mira apparaît elle aussi dans le hall d’entrée.
– J’étais sûre que c’était toi. J’ai quelque chose à te montrer… dit cette dernière sans même penser à dire bonjour.
– Je suis venue avec mon amie Rose pour qu’elle puisse visiter ton monde. Peut-être que ça peut attendre Mira, non ?
Élisa peut sentir l’impatience de cette dernière en même temps qu’elle énonce sa phrase. C’est une première ! Il y a aussi tellement de joie.
– Oh, vous avez amené Rose avec vous, quelle bonne idée, intervient Nori, tout en descendant les escaliers. Rose Taylor, c’est bien votre nom ?
– Oui, c’est exact.
– Me permettez vous Rose, d’être votre guide pour un tour du château et de ses jardins ?
– Nori, c’est gentil de votre part, mais… répond Élisa.
– Il me semble que vous avez besoin de discuter toutes les deux, la coupe Rose, en pointant également Mira. Je suis certaine que Nori sera d’excellente compagnie. Un guide local est un sacré avantage pour visiter un nouveau monde, répond-elle à Élisa en lui faisant un clin d’œil.
– Nous allons commencer avec les Jardins, ils sont particulièrement beaux la nuit et nous terminerons sur la Grande Terrasse, lui indique Nori, alors qu’il l’entraine vers la porte de sortie. Vous saurez où nous trouver quand vous en aurez fini avec Mira, ajoute-t-il à l’attention d’Élisa.
– D’accord.
– Viens avec moi, dit Mira, tirant Élisa par le bras.
Élisa prend place dans le transporteur de Mira.
– Où sommes-nous ? demande-t-elle, lorsqu’elles se matérialisent.
– Dans notre chez nous, Reymo et moi. Celui qu’on a en dehors du château.
– Vous adorez vraiment la Terre, dit Élisa en regardant tout autour. On se croirait dans un chalet de montagne. Il y a du bois partout. Et une cheminée.
– Oui, Reymo et moi, on aime cette ambiance de la montagne terrienne. En fait, on aime la Terre tout court. Et c’est pourquoi Reymo m’a offert ceci…
Tout en parlant, Mira ouvre une boite qu’elle a extrait d’une petite commode.
– Les boucles d’oreille ! s’exclame Élisa.
– Dépareillée, ajoute Mira. D’un côté c’est une lune, de l’autre c’est le soleil. Tout à fait terrien.
– Alors mes souvenirs sont fiables… si jamais j’en avais douté.
– Toi douter ?
– D’accord, je confesse que non, pas vraiment.
– Mais je ne suis pas enceinte…
– Sans doute va-t-il te falloir attendre pour ça, tout comme moi, répond Élisa en riant.
Plus sérieusement elle ajoute :
– Mira, j’ai cru devenir dingue quand j’attendais de tomber enceinte. Tu dois être patiente.
– Aujourd’hui, j’ai la confirmation qu’on peut avoir confiance en tes visions. Ces boucles d’oreille sont une excellente nouvelle pour moi. Et même si je ne sais pas exactement quand, et que tu as sans doute raison — l’attente risque de me ronger — je suis la femme la plus heureuse de tout l’univers.
– Oui, je peux sentir ça… C’est très sympa chez toi, ceci dit en passant.
– Merci.
– Je n’avais jamais vu ce type de chalet qu’en film jusqu’à aujourd’hui. Je pense que j’ai plus voyagé sur Frigellya que sur ma propre planète. Avant de commencer mes voyages grâce à mon esprit, je n’étais allée qu’en deux endroits sur Terre : là où je suis née et où mes parents sont restés, et là où je vis actuellement. C’est bizarre hein ? J’en sais plus sur les mondes extraterrestres que sur le mien…
– Tu as tout le temps devant toi, Élisa.
– Oui, je pense que je vais beaucoup voyager sur Terre en tant que Moira.
– Ça c’est certain… Je te ramène au Château ?
– Je vais prendre le temps de saluer tout le monde ce soir. Nori n’est certainement pas déjà pas avec Rose à la Grande Terrasse. Allons voir Reymo.
– Il est dans notre abri. Allons-y.

Pendant ce temps dans les jardins du palais
Rose s’est assise sur un banc et fixe les étoiles.
– C’est la première fois que je vois un ciel différent de celui de la Terre. Je n’aurais pas pensé que ça me perturberait autant. Peut-être parce qu’un ami m’a appris comment reconnaître les étoiles de chez nous. Ici, je ne reconnais rien.
– On est très loin dans l’univers…
– … et dans le futur, m’a-t-on dit. Bénédict m’a expliqué que je ne reconnaitrais pas non plus le ciel de la Terre si je le voyais dans un futur lointain.
– Il a raison.
– Pourquoi restez-vous debout Nori ?
– Je ne sais pas si…
– Oh voyons, on a dansé ensemble pendant toute une soirée. Vous êtes aussi notre maître d’armes avec David. Vous n’êtes pas un étranger.
– Oh Rose, vous vous méprenez. Vous avez choisi ce banc pour vous asseoir, et ce banc a pour moi, une histoire. C’est là qu’on s’asseyait ma femme et moi pour écouter la nuit, et la sentir aussi. On restait là, tous les deux, les yeux fermés. Et…
– Oh, c’est toujours douloureux, je peux l’entendre à votre voix. Je suis désolée. Allons ailleurs.
Rose n’attend pas la réponse de Nori. Elle se lève et commence à s’éloigner. Nori l’arrête en la prenant par le bras.
– Lorsque vous vous êtes assise là, vous avez immédiatement regardé tout autour de vous, et j’ai vu la tristesse disparaître de votre visage. De ce banc, vous avez la plus belle vue du jardin. C’est pourquoi on l’avait aussi choisi avec ma femme. S’il vous plait, asseyez-vous et profitez de l’endroit.
– Est-ce que les Frigellyens sont empathiques comme les Dalygariens ?
– Non, mais il est facile de voir que vous êtes triste. Je vous ai vue à d’autres moments Rose. Et vous êtes différente aujourd’hui.
Nori s’assoit sur le banc, et lève les yeux sur Rose.
– Asseyez-vous, s’il vous plait, répète-t-il, montrant la place libre à côté de lui.
Après que Rose y ait consenti, il poursuit :
– Les Frigellyens aussi ont donné des noms aux étoiles au-dessus de leur tête. Vous voulez que je vous les montre ?
– Avec plaisir.
– Commençons avec quelques-unes et je vous parlerai des autres une prochaine fois.
– Je suis une femme du XXVe siècle Nori. Et je ne suis pas comme Élisa. Je ne reviendrai probablement jamais ici. Élisa m’a fait une faveur aujourd’hui.
– Si vous ne revenez pas, faisons autrement alors. Vous allez choisir quelque chose de remarquable dans le ciel. Vous voyez quelque chose de spécial là-haut ?
– Oui, là-bas, un cercle.
– On l’appelle le Petit Cercle. Il est fait de millions d’étoiles, très lumineuses, et à l’intérieur du cercle, elles sont bien plus pâles.
– Et là-bas, ça ressemble à un poisson.
– Où ça ?
Rose explique à Nori en détail.
– Oh d’accord. Eh bien, c’est un morceau d’une figure bien plus grande. On l’appelle le Gritchak. Ce que vous appelez le poisson, c’est sa queue.
– Gritchak ?
– Oui, c’est un animal légendaire, et ça ressemble à vos dragons. C’est aussi le symbole de la royauté.
– Vraiment ?
– Oui, je vous en montrerai une peinture au Château.
– Je vous en serais très obligée… Nori… ?
– Oui, Rose.
– Je voudrais essayer votre truc silencieux, vous savez, écouter la nuit, la sentir.
Nori répond juste par un sourire et ferme les yeux.
Rose réussit là ce qu’elle avait échoué à faire sur Terre dans son fauteuil. Elle se relâche totalement, en écoutant les gazouillis de l’eau, le vent dans les feuilles, et sa propre respiration. Puis, elle remplit ses poumons avec des odeurs qu’elle n’avait jamais rencontrées auparavant. Elle se polarise sur quelque chose de doux, floral, très plaisant à ses narines.
Nori peut l’entendre respirer de plus en plus fort.
– On les appelle les enchanteresses, murmure-t-il.
– Quoi ? répond Rose bien plus fort qu’elle ne l’aurait souhaité.
– L’odeur de ce soir, celle qui domine, ce sont les enchanteresses. C’est un arbuste floral très connu ici, et ses fleurs ont un formidable parfum.
– Oh, pourriez-vous me les montrer ?
– Bien sûr. Mais vous devriez revenir en plein jour, Rose. Leurs couleurs sont magnifiques.
– Je ne reviendrai pas Nori, je vous l’ai dit. Mais je me souviendrai de cette soirée exceptionnelle toute ma vie. J’en suis certaine.
– Et je m’en souviendrai également. J’aurais dû revenir plus tôt sur ce banc. J’y ai retrouvé le même sentiment de sérénité qu’avant. Et c’est grâce à vous Rose. Suivez-moi, dit-il en se levant.
Nori emmène Rose voir les enchanteresses.
– Elles sont splendides. Vous avez raison, j’aurais aimé les voir à la lumière du jour.
Nori répond d’un sourire.
– J’ai tant de choses à vous montrer dans ce parc, Rose. On continue ?
– Avec plaisir.
Et c’est ainsi que Nori et Rose, prenant leur temps, profitent de la nuit en se promenant côte à côte dans les Jardins. Au bout d’un moment Rose dit :
– Nori, je ne sais pas combien de temps nos avons passé ici, mais Élisa doit être en train de m’attendre maintenant. Pouvons-nous aller à cette Grande Terrasse ?
– Vous avez raison. Rentrons au Château.
Lorsqu’il arrive à la Terrasse, Élisa est assise avec deux autres personnes.
– Rose, je vous présente mon neveu, Christophe et sa future femme, Abina.
– Oh, le fils de l’ancien roi et la reine actuelle, je me trompe ?
– Non, répond Abina en se levant, tout comme Christophe. Heureuse de vous rencontrer à nouveau, Rose. Vous étiez le témoin d’Élisa à son mariage, n’est-ce pas ?
– Et ma partenaire de danse, ajoute Nori.
– Oui, j’ai été les deux.
Abina s’avance vers Rose et la serre dans ses bras chaleureusement. Rose reste un peu raide, ne sachant pas comment réagir. Christophe l’étreint à son tour.
– Christophe et Abina se marient bientôt et ils viennent juste de me demander d’être leur lien de mariage, confie Élisa.
– Je serai l’accompagnateur de Christophe, dit Nori.
– Et Mira mon accompagnatrice, continue Abina. Je la connais depuis l’enfance. Elle est comme une grande sœur pour moi.
Devant l’apparente confusion de Rose, Élisa clarifie :
– Les accompagnateurs ce sont les équivalents de nos témoins de mariage, même si la cérémonie semble quelque peu différente. Le lien de mariage est une personne désignée par les futurs mariés pour être celui ou celle qui scellera leur union, quelqu’un qui a joué un rôle déterminant dans leur vie.
– Élisa m’a ramené ici, dit Christophe.
– Et je ne l’aurais jamais rencontré sans elle, ajoute Abina. Elle est clairement notre lien de mariage.
– D’accord, je comprends maintenant, murmure Rose.
– Rose, cela faisait bien longtemps que je n’avais plus vu mon oncle sourire, lorsqu’il vous a rencontrée au mariage d’Élisa. Vous avez illuminé son visage. J’apprécierais que vous acceptiez de venir au nôtre.
– Quoi ?! s’exclament Nori et Rose en chœur.
Abina se met à rire et dit :
– Vous n’allez pas le laisser venir tout seul. Christophe et moi, on lui doit tellement. On voudrait le voir heureux.
– Il m’a aidé à apaiser ma peine quand je suis arrivé sur Frigellya. Ses techniques de relaxation m’ont fait beaucoup de bien, confesse Christophe.
– Ses leçons de combat m’ont aidé à comprendre qui j’étais vraiment. Je n’aurais jamais envisagé d’accéder au trône sans son enseignement, ajoute Abina.
– Quand je suis arrivée sur Frigellya, j’étais perdue, se souvient Élisa. Je pensais que David était mort, et il y avait une planète qui comptait sur moi pour être sauvée. J’ai dû composer avec pas mal de pression et beaucoup de peine. Après quelques jours d’entrainement avec Nori, je me suis sentie plus forte.
– Il m’a tellement aidée moi aussi ce soir, murmure Rose.
– Oh, mais arrêtez donc ça vous tous… proteste Nori embarrassé. Rose, ne vous sentez pas obligée de…
– Je le ferai avec plaisir.
– Vraiment ?
– Oui, et vous me montrerez les enchanteresses à la lumière du jour.
– Je vous en fais la promesse. Mais pour le moment, si on jetait un œil à cette vue ?
Nori prend Rose par la main et la conduit ainsi jusqu’au bord de la Terrasse.
– C’est magnifique, murmure Rose.
Puis plus haut, tout en regardant le ciel :
– Oh, je peux voir le Gritchak !
– Quoi ? s’étonne Élisa.
Rose est très heureuse d’expliquer à son amie quelque chose sur le monde qu’elle vient juste de découvrir.
– Nori, vous m’avez dit que vous me montreriez la peinture d’un Gritchak…
– Il y en a un ici, intervient Abina, montrant la bretelle de sa robe. Mais c’est très petit. Suivez-moi.
Dans le couloir, non loin, elle s’arrête devant un portrait géant de la bête.
– Voilà, dit Abina, ajoutant le geste à la parole.
– Ouah, splendide ! s’exclame Rose.
Puis s’apercevant de la pâleur d’Élisa :
– Il est sans doute temps de rentrer chez nous, tu ne crois pas ?
Les deux femmes prennent congé des Frigellyens. Lorsqu’elles se matérialisent sur Terre dans l’appartement d’Élisa, Rose est joyeuse :
– Oh, merci, merci beaucoup. Frigellya est un lieu fantastique, et je suis invitée au mariage de la Reine ! Jamais je n’aurais pensé un truc pareil après avoir dit au revoir à Bénédict ce soir. Tu crois que je pourrais visiter d’autres mondes ?
– On verra, Rose. Frigellya est la seule autre planète que je connaisse où on peut respirer normalement.
– Ce n’est pas grave. Je suis déjà très contente de l’avoir visitée… Voilà. Je pense que nous avons toutes deux besoin de récupérer. Regarde-toi. C’est très gentil de ta part de prendre soin des autres. Mais n’oublie pas de prendre aussi soin de toi. Bonne nuit Élisa, je m’en vais sur le canapé.
– Tu as besoin de quelque chose ? Une couverture ? Un oreiller ?
– Ça va aller. Je t’assure. File. David doit t’attendre.
Rose s’en va sur le canapé, s’allonge, s’endort immédiatement, et se met à rêver qu’elle vole à dos de Gritchak.

Annie

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