À l’étage des deux Martins, tout le monde sait que Bénédict doit faire ses adieux au XXVe siècle le jour même. C’est prévu en soirée, après la session d’entrainement à la salle de combat de David.
Pour le moment, Sylvestre montre au Commandant le fonctionnement de la sphère. L’appareil est de la taille d’un petit melon et Sylvestre le fait voler dans les airs avec une télécommande qu’il tient dans ses mains. Il peut voir sur un petit écran témoin la position de la sphère, et contrôle son trajet grâce à mini joystick.
– Et maintenant, regarde ça, s’exclame Sylvestre, en poussant un bouton sur l’unité de commande.
La sphère disparaît.
– Un champ d’invisibilité ? demande le Commandant.
– Exactement. Je peux toujours voir sa position sur l’écran, et maintenant, en tournant cette molette ici, je peux passer sur la vue au sol. Ici c’est le bouton de chasse. Quand Bénédict apparaitra sur l’écran, je n’aurais qu’à appuyer et la sphère se verrouillera automatiquement sur lui pour le suivre. L’éclair est déclenché par le bouton rouge, au sommet du joystick. Ça va être un formidable son et lumière.
– Heureusement que Bénédict n’est pas là pour voir ton enthousiasme, s’esclaffe le Commandant.
– C’est un chic type.
– Je suis content que tu le concèdes enfin.
Sylvestre répond avec un simple soupir.
– Comment va Rose ? demande-t-il.
– Elle reste avec Élisa, le temps que ça se passe. Elle ne veut pas voir ça. Elle a demandé à Bénédict de venir la voir pour un dernier au revoir avant qu’il ne quitte notre siècle. Il a accepté, mais je peux sentir à quel point elle est triste. Élisa la connaît depuis très longtemps. Je suis sûr qu’elle trouvera les mots pour l’apaiser… autant que possible.
– Et toi ? Tu es prêt à utiliser tes capacités de suggestion une fois de plus ?
– Je ne serais pas seul cette fois-ci. Nori va m’aider. Ça sera plus facile de manipuler l’équipe médicale à deux. Mira et Reymo seront là eux aussi. Ils prendront en charge les éventuels témoins, si nécessaire. Je dois être le seul à porter assistance à Bénédict. Personne d’autre. L’équipe médicale pourra juste voir le corps.
– Et le corps que vous allez mettre dans le cercueil…
– Paul m’a dit qu’on pourra l’avoir ce soir, et qu’il aura les brûlures typiques de la foudre.
– Oui, ils se sont dits que tant qu’à produire un corps qui ne recevra jamais d’esprit, autant le faire au plus près de l’usage attendu. Alors… vous aviez besoin d’un Bénédict avec des blessures de foudre. Vous l’aurez.
– Un Bénédict ?
– Tu sais que je suis moi-même un Sylvestre232 ?
– Vous avez un numéro parce que vous n’avez pas de nom de famille.
– On a un numéro, parce qu’on est issu d’une série. Tous les Sylvestres me ressemblent… Le compteur est remis à zéro à chaque millénaire. Du coup, je ne suis même pas le seul Sylvestre 232 non plus. Mais apparemment le seul avec le syndrome de ralentissement. C’est un syndrome qui affecte quasiment tous les modèles, de manière aléatoire…
– Oh, ça veut dire qu’on aura un corps qui ressemble à notre Bénédict, avec les bonnes blessures ?
– Oui, c’est ça. Ceci étant dit, je te donnerai ce soir un autre petit jouet électronique, une autre sphère invisible à placer à la morgue pour la surveillance. On bloquera le tiroir dans lequel est rangé le corps comme prévu. Toute tentative d’ouverture déclenchera une alarme ici, et on aura qu’à jeter un œil sur notre écran de surveillance pour voir ce qu’il se passe. On débloquera le tiroir à distance pour que l’équipe de la morgue puisse faire ce qu’elle a à faire. Ils penseront que le tiroir était un peu dur. Et nous, on pourra s’assurer que le corps ira bien se faire bruler au crématorium.
– Super.
– Une dernière chose : ce soir, quand tu partiras à pied pour ta salle de combat, je verrouillerai la sphère sur toi. Ce sera plus simple pour l’amener au bon endroit. Avant que tu n’entres dans le bâtiment, j’arrêterai la chasse et je poserai la sphère sur un toit en attendant.
– Et j’ai bien le bipeur que tu m’a donné pour t’avertir que j’étais sur le point de sortir.
– On est fin prêts, je pense.
– J’espère bien que oui ! répond le Commandant.
Élisa et Rose, en début de soirée dans le salon du jeune couple
Dès qu’elles sont seules, Rose fond en larmes.
– C’est si injuste, elle hoquète.
– Viens-là, dit Élisa en ouvrant grand ses bras.
Les deux femmes s’étreignent en silence. Puis Élisa recule d’un pas et commence à parler très doucement :
– Bénédict a besoin de rencontrer sa destinée. Il veut se battre pour son peuple. Il n’appartient pas à notre monde.
– Il appartient au mien.
– Et pour toujours, dans tous les bons souvenirs que vous avez construits ensemble.
– Quand on se sera dit au revoir, plus jamais je ne le reverrai.
– Tu ne sais pas de quoi le futur est fait…
– Et toi, tu sais ?
– …
– Oh, tu sais !
– Ne pose pas de question s’il te plait…
– Pourquoi ? Pourquoi tu ne veux rien me dire ?
– Pourrais-tu imaginer une vie, où à la place de vivre vraiment, tu attends que les choses se passent telles qu’elles doivent se passer ?
– Où est le problème ?
– C’est horrible.
– Je ne peux pas croire ça.
– J’ai vécu ça.
– Vraiment ?
– Je t’ai dit que j’étais allée au Bout du Temps, tu te souviens ?
– Oh, je ne peux pas oublier ce jour-là.
– Il y a quelque chose que je n’ai pas dit.
– Quoi donc ?
– J’ai rencontré quelqu’un là-bas. Enfin, David et moi, on l’a rencontré.
– Qui ça ?
– Notre fille. Notre propre fille. Elle avait emprunté un corps de voyage alors qu’elle ne savait même pas s’en servir… Et elle est apparue là, juste devant nous, quand on était en train d’explorer le lieu d’accueil.
– Allons…
– Tu penses vraiment que j’inventerais un truc pareil ? T’es sérieuse là ?
La voix d’Élisa a monté d’un ton vers la colère. Rose réalise qu’elle a blessé son amie. Élisa peut immédiatement sentir les regrets de Rose.
– Je suis désolée, je n’aurais pas du…
– Il n’y a pas de mal. Il est difficile de croire ce qui est incroyable. Je ne peux pas t’en vouloir. Ça a été un grand choc, je l’avoue. Tu sais, ce truc que David et moi on est capable de faire…
– Votre truc silencieux…
– Oui, ça s’appelle le lien. Et ça existe aussi entre les parents et les enfants. C’est David qui m’a dit ce que c’était, car pour moi, c’était la première fois. David, lui, connaît cette sensation depuis qu’il est né, en tant que fils, et il a su tout de suite de quoi il s’agissait. Est-ce que tu imagines ça : j’ai rencontré ma fille alors que de ma vie, je n’avais même pas encore été enceinte…
– Tu ne l’étais pas déjà ?
– Non, c’est venu quelques mois plus tard. Et j’ai pensé devenir cinglée. Chaque jour, je me demandais si ça y était, si j’étais enceinte ou pas. Et j’ai attendu, attendu. Ça ne venait pas. Crois-moi, quand quelque chose qui doit arriver n’arrive pas, on finit par être dans un sale état. J’ai fondu en larme le jour où j’ai appris ma grossesse. J’avais attendu si longtemps. C’était devenu une obsession.
– Oh, Élisa, je suis désolée.
– Ce que les gens comme moi perçoivent du futur, c’est la plupart du temps parcellaire. Je ne te souhaite pas de savoir quelque chose qui te dévorera jour après jour, parce que tu es intimement impliquée. Je ne te dirais jamais rien à propos de ton futur. Jamais.
– D’accord, je ne demanderai pas.
– Merci.
– Ta fille, elle est comment ?
– Impossible. Elle a volé un corps de voyage.
– Le corps de voyage, c’est cette machine que tu as expérimentée sur, euh…
– Dalygaran.
– Oui, Dalygaran. Du coup, tu n’as aucune idée de ce à quoi elle ressemble vraiment.
– Non, aucune idée.
– Et qu’est-ce qu’il s’est passé alors avec elle ?
Élisa explique à Rose. Lorsqu’elle a terminé, Rose dit :
– Ouah, ça doit être bizarre de vivre les choses dans le désordre…
– Ah ça, je suis d’accord. Mais savoir le futur est embêtant seulement si tu es trop impliquée. Sinon, ça peut se prendre juste comme un savoir supplémentaire.
– Alors tu pourras me dire des choses sur le futur des fois ?
– Je sais que je le ferai Rose, répond Élisa en souriant.
Élisa regarde au mur, là où l’heure est projetée. Rose suit son regard.
– Bénédict y passe dans à peu près 30 minutes. C’est un futur dans lequel je suis pleinement impliquée et je confirme que ça fait mal.
– Je suis désolée, Rose.
– C’était si merveilleux ces derniers temps avec lui. Et c’est si difficile aujourd’hui Élisa. Je ne peux pas m’empêcher de l’aimer, même si je sais qu’il en est incapable à cause de son jeune âge. Comment peut-il avoir sept ans ?
– Je ne peux pas répondre à ça, Rose. Je suis désolée.
– Je… Je ne veux pas qu’il s’en aille…
– Lui le veut.
Rose sent ses larmes revenir. Elle lève la main alors qu’Élisa faisait un pas en avant pour la prendre dans ses bras.
– Il faut que je rassemble tout mon courage pour quand il viendra me dire au revoir tout à l’heure. J’ai besoin de penser positivement tout de suite, maintenant, où je n’aurai pas assez de forces quand le moment sera venu.
– Je vais essayer quelque chose. C’est ce qu’on fait avec David, quand l’un de nous deux est triste. Donne-moi tes mains.
Élisa saisit les mains de Rose et s’approche d’elle jusqu’à ce que leurs deux fronts se touchent.
– Baisse la tête, ferme les yeux et essaie de te détendre.
Élisa tente de lui envoyer toutes les ondes positives dont elle est capable, comme le fait David, lorsqu’il aide son esprit à s’échapper.
– Tu te sens de mieux en mieux, non ?
– Oui, c’est… c’est… indescriptible. Je me sens vraiment bien, murmure Rose. Comment tu fais ça ?
– Ce sont des capacités spéciales que je dois à la fois à mon génome particulier et mon séjour dans un corps dalygarien.
Élisa lâche les mains de Rose et lui sourit.
– Tu es une sorte de guérisseuse, lâche Rose, épatée.
– Et bien, je ne sais pas…
– Moi, je te le dis.
– D’accord, Rose, d’accord, répond Élisa en riant.
– J’aimerais à mon tour faire quelque chose pour toi. J’ai une idée. Que dirais-tu d’une bonne glace ?
– J’en ai dans le frigo.
– Non, pas ce type de glace. Faites maison. J’ai vu que quelqu’un en faisait dans le quartier. Je vais en acheter et je reviens…
Rose a déjà tourné les talons quand Élisa commence à dire :
– C’est une bonne idée, je peux…
Elle entend la porte se fermer derrière Rose alors même qu’elle finit sa phrase :
–… venir avec toi. Eh bien, on dirait que non, marmonne-t-elle.
Elle s’affale dans un fauteuil, en pensant à ce qui vient de se passer. Comme le Commandant l’a fait avec elle auparavant, elle vient d’endosser un rôle protecteur vis-à-vis de Rose, en choisissant avec prudence ce qu’elle devait lui dire ou pas. Ce type de comportement était devenu un problème entre elle et son mari, et elle commençait à étouffer. C’est pour ça qu’elle lui avait caché ses escapades nocturnes, pour avoir un peu d’air et être justement confrontée à ce qu’il voulait lui épargner. Elle ne voulait plus qu’il choisisse à sa place. Mais elle avait choisi pour Rose. Elle était sincère quand elle lui a expliqué ce qu’elle avait vécu au sujet de sa grossesse. Elle réalise maintenant, le dilemme que pouvait aussi vivre son mari. Elle aussi a voulu épargner quelqu’un qu’elle aime. « Rien n’est vraiment simple… ».
Ces derniers mots résonnent encore dans sa tête, quand quelque chose attire subitement son attention. Une sensation qu’elle éprouve pour la seconde fois. Enfin, de même nature, mais définitivement différente. Devant elle, un garçon est apparu. Après un « oh non » de surprise de sa part, Élisa le voit commencer à se dématérialiser.
– S’il te plait, reste… le supplie-t-elle.
– Je ne peux pas rester ici. Je vais avoir des problèmes avec mes parents. Laisse-moi m’en aller. Laisse-moi commander le régulateur…
– Tes parents parleront avec toi… Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?
– Oui, tu es ma mère.
– Alors si je te dis qu’on ne va pas te gronder, tu peux me croire.
– Papa le fera, il est très strict.
– Ton père est certainement très protecteur…
L’enfant reste silencieux, l’air renfrogné. Élisa prend sa voix la plus douce.
– Si tu es arrivé ici avec ce transporteur, je suppose que c’est parce qu’il y a un problème.
– Vous êtes tous les deux très protecteurs, murmure l’enfant, tête baissée… et vous êtes toujours d’accord, il ajoute, une touche de reproche dans la voix.
– C’est parce que tu es spécial.
– Je sais que je suis spécial, crie presque l’enfant.
– Quel âge as-tu mon fils ?
– J’ai dix ans.
Pointant son ventre de l’index :
– C’est qui là dedans ?
– Ta sœur.
– Laquelle ?
– L’ainée.
– Oh c’est…
– S’il te plait, ne me dis pas son nom. Ne me dis aucun nom. Ton père et moi, on veut pouvoir les choisir nous-mêmes. Tu comprends ?
– Oui maman.
– Viens-là, dit Élisa, ouvrant grands ses bras. Viens t’asseoir sur mes genoux.
Le garçon obéit. Élisa le serre dans ses bras.
– Maman ?
– Oui, mon fils.
– Comment je suis arrivé ici ?
– Peut-être l’as-tu souhaité… même sans en avoir vraiment été conscient. On est différent, tu sais : toi, moi, ton père, tes sœurs… On a des esprits puissants. Apparemment tu avais besoin de parler à quelqu’un, et me voici…
– Je ne veux pas parler…
– Si tu ne veux pas parler, ce n’est pas un problème. Dis-moi de quoi tu as besoin.
– J’ai besoin de ne plus être à la maison. J’ai besoin… d’être loin de toi… de ton toi futur.
– Oh, tu es fâché.
– Tu dois l’être aussi maintenant que tu sais…
– Je suis heureuse de te voir, fils.
– Maman, tu te souviendras de tout ça dans le futur.
– Oh ça oui, je te le garantie.
– Alors pourquoi tu ne me laisses pas respirer ?
– Oh, tu te sens étouffer… Eh bien, être comme nous sommes au XXVe siècle peut être dangereux…
– Vous répétez ça tout le temps tous les deux, encore et encore…
– C’est parce que c’est la vérité. Possible que pour des parents, ce ne soit pas facile de lâcher les rênes. Tu as quelqu’un avec qui tu peux parler de ce genre de problème ?
– Je ne peux pas en parler avec mes amis, et ma grande sœur, elle s’intéresse juste aux garçons de son âge.
– Tu as essayé avec ton grand-père ?
– Papy Franck ?
– Si c’est lui ton choix, n’hésite pas.
L’enfant réfléchit à la proposition.
– Papy Franck, il est très cool. Ton père aussi, hein. Mais je vois papy Frank plus souvent…
– Fait comme tu le sens, fils. Tu n’as pas idée combien j’aimerais te garder ici plus longtemps, mais tu dois rentrer chez toi… et remettre ce transporteur à sa place, avant que ton père ne s’aperçoive de quelque chose.
– Tu ne lui diras pas ?
– C’est à toi de choisir s’il doit savoir ou pas. Voilà ma décision. Mais tu as une promesse à me faire : tu ne recommences jamais ça.
– C’est promis, maman.
– Et n’oublie pas d’aller voir ton grand-père. Il t’écoutera. On est d’accord ?
Le fils d’Élisa serre sa mère dans ses bras et lui dépose un baiser sur la joue.
– Pense « retour plus cinq minutes ». Je ne prendrais pas le contrôle du régulateur cette fois-ci.
Le garçon prend place sur le siège du transporteur, dit au revoir et disparaît.
Élisa est très heureuse d’avoir pu serrer son fils dans ses bras. C’est quelque chose qui ne lui torturera pas l’esprit, même si elle doit attendre pour sa naissance. Elle se sent de plus en plus prête à être mère.
Quelques minutes plus tard, Élisa entend la porte d’entrée s’ouvrir.
– Regarde ce que j’ai rapporté : de la fraise et de la vanille, annonce Rose.
Dans le même temps, elle pose les pots sur la table.
– Prête à les goûter ?
– Absolument. Allons à la cuisine. Il nous faut des bols et des cuillères.
Pendant ce temps-là, David, Bénédict et les autres
En cette soirée orageuse, les gens ne semblent pas pressés de sortir de la salle de combat. Bénédict, David et Nori doivent attendre plus qu’ils ne l’auraient souhaité avant de se retrouver seuls.
– Bien, j’envoie le signal à Sylvestre. Sortons maintenant.
Les trois hommes se dirigent vers la porte d’entrée. Lorsqu’ils sont dehors, David et Nori s’arrêtent et continuent de bavarder, pendant que Bénédict, après leur avoir fait au revoir de la main, poursuit son chemin. Très vite, le Commandant jette un coup d’œil autour de lui et repère Mira et Reymo. Il y a peu de gens dehors à cause de l’orage qui vient et qu’on peut entendre au loin. La situation est idéale. Sylvestre poussera le bouton de l’éclair au second signal du Commandant.
Bien que sachant ce qui allait se passer, le bruit et les effets de lumières sont si impressionnants que le Commandant n’a pas à simuler son stress, lorsqu’il voit Bénédict s’effondrer sur le sol.
– Appelez une ambulance, se met-il à crier, courant pour s’agenouiller au plus vite auprès de Bénédict, qui semble complètement effrayé.
– Il me le paiera, marmonne-t-il entre ses dents, aussi bas qu’il peut.
– Tes blessures, murmure en retour le Commandant, et il presse le morpheur que Bénédict porte au poignet.
Les témoins se rapprochent, avec Reymo et Mira parmi eux. Alors que des personnes arrivent des buildings environnants, d’autres Frigellyens apparaissent également. Mira et Reymo ont décidé de couvrir la zone avec leur propre équipe. Ils ressentent vraiment le besoin d’aider leurs amis du mieux qu’ils peuvent.
– Il n’y a plus rien à faire, il est mort, dit le Commandant, au petit groupe de personnes maintenant autour de lui.
– Vous êtes sûr ? s’enquiert une dame prête à s’agenouiller aussi.
– Certain, rétorque le Commandant, pendant que Mira chuchote quelque chose à l’oreille de celle-ci.
Sous le contrôle des Frigellyens, les gens qui entourent le présumé mort sont très calmes et ne bougent pas.
Il ne faut pas bien longtemps pour qu’on entende la sirène des ambulances. Dès qu’elle approche de la scène de l’accident, l’équipe médicale demande à tout le monde de s’éloigner du corps. Le Commandant, Nori, Reymo et Mira ne suivent pas la consigne. Le Commandant dit doucement au médecin qui s’apprête à faire le diagnostic :
– Aucun signe vital, il est mort. Amenez-le à la morgue.
Mira et Reymo suggèrent la même chose aux deux autres ambulanciers.
On a besoin de deux témoins, dit celui qui est près de Reymo. Puis il prend les coordonnées des deux volontaires pour les convoquer plus tard. Leur témoignage complètera le fichier d’incident qui sera ouvert dans l’ambulance. Mira et Reymo vont maintenant pouvoir briefer ces témoins, en ajoutant dans leur esprit quelques détails provenant d’autres cas similaires, afin que leurs déclarations soient irréprochables, lorsqu’ils iront au bureau d’enregistrement.
– On vient avec vous, dit le Commandant à l’équipe médicale, en se désignant lui et Nori.
Dans l’ambulance, le Commandant demande à ce que le fichier d’incident soit rempli. Sous sa dictée, le médecin entre les données d’identité, et la description de l’événement. Le Commandant construit son récit d’après des rapports qu’il a lu sur des faits similaires, et volés par Sylvestre dans les ordinateurs d’un hôpital, tout comme les témoignages qui ont servi à Mira et Reymo.
Nori contrôle l’autre membre de l’équipe médicale, lui assurant que tout se passe normalement. Il n’y a rien de particulier à faire pour le troisième homme qui conduit et est séparé des autres par une cloison.
À la morgue, le Commandant demande aux deux personnes qui ont amené le corps de se tourner face au mur. Il a besoin qu’ils aient le dos tourné le temps que Bénédict soit évacué et que l’autre corps arrive.
Le Commandant envoie à Sylvestre les coordonnées exactes pour lui permettre d’amener le corps en transporteur Frigellyen. Bénédict, toujours fâché le fusille du regard, mais l’aide néanmoins à mettre le corps sur la civière qu’il occupait juste avant.
Le Commandant réalisant qu’il y a un tas de tiroirs s’en va demander au personnel médical lequel sera utilisé.
– Il nous faut valider notre fichier en premier et un numéro de tiroir apparaitra sur l’écran.
– Faites donc cela pour nous s’il vous plait, ordonne le Commandant, pendant qu’il fait signe à Sylvestre de partir avec Bénédict.
Sylvestre montre à Bénédict où s’asseoir, et ils disparaissent en silence.
Le médecin allume un écran, puis la tablette qu’il a utilisée dans l’ambulance. Il appuie juste sur le bouton avec « sync » écrit dessus.
– La synchronisation est terminée, dit-il après un court moment. Numéro 22.
– Merci. Retournez face au mur.
Le Commandant prend la petite sphère de surveillance et paramètre son positionnement comme Sylvestre le lui a montré, face au tiroir 22. Puis il ouvre le tiroir, met une sorte de petite épingle à l’intérieur qui sera la partie de l’appareil empêchant son ouverture, dès que le corps sera à l’intérieur. Avec l’aide de Nori, il porte le corps de la civière jusqu’au tiroir et l’allonge à l’intérieur.
– Le processus est terminé. Vous pouvez fermer le tiroir, dit le Commandant aux deux hommes qu’ils ont accompagné à la morgue.
Une fois de plus, il envoie un signal à Sylvestre, qui arrive immédiatement avec un transporteur. Pendant que l’un des deux médecins est occupé à fermer le tiroir, l’autre est déjà en train de travailler sur le fichier pour contacter les proches de la victime. Avant qu’ils ne disparaissent tous le Commandant dit :
– Vous vous souviendrez de ce cas comme d’un cas classique de mort par foudroiement. Vous êtes arrivés au bout de toutes les procédures normalement.
Dans l’appartement des deux Martins, Bénédict crie après Sylvestre.
– J’en ai pas fini avec toi !
– Je te l’ai dit : un orage, c’est un orage, je ne pouvais pas le faire doucement pour préserver tes oreilles. Ça devait faire réel.
– Ah ça c’est sûr. J’ai vraiment cru mourir… d’une attaque cardiaque !
– Bénédict, cet orage nous a tous secoués. Les orages sont effrayants par nature…
– Et toi, n’utilise pas ton pouvoir de suggestion sur moi, répond Bénédict pointant de son index le Commandant.
– Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Vous allez réveiller le bébé, proteste Paul, en entrant ans la pièce.
– Il a pété un câble, répond Sylvestre.
– Il m’a quasiment tué, rétorque Bénédict.
– Tout le monde peut entendre que tu n’es pas mort, répond Paul d’un ton sarcastique.
– T’es de son côté évidemment…
– Je dois discuter avec Bénédict… seul, dit soudainement le Commandant.
Avant que Bénédict ait le temps de répliquer quoi que ce soit, il lève une main et ajoute :
– Ce n’est pas négociable.
Tout le monde quitte la pièce, Bénédict mis à part.
– Je voudrais m’excuser.
– Pardon ?
– Je suis celui qui a organisé cette mission. Je ne me suis pas rendu compte que tu n’étais pas prêt.
– Je… Je…
– Tu vas avoir une nouvelle vie, Bénédict. Tu vas devoir quitter tes amis. Mais tu le fais dans un but précis : pour libérer ton peuple. Est-ce que c’est toujours ce que tu veux ? On peut te donner une nouvelle identité si finalement tu décides de rester…
– J’ai eu si peur quand l’éclair m’a touché.
– C’était vraiment très impressionnant. Mais tu le sais, Sylvestre a raison, c’est ainsi que sont les orages. Et tu étais au cœur du dispositif.
– Tu penses que je devrais m’excuser auprès de lui ?
– Je n’ai pas à te dire ce que tu dois faire ou pas. Tu es très jeune, Bénédict, et nous t’avons tué – même si ce n’est que symboliquement. Je pense que ce serait désagréable pour n’importe qui. Et cet éclair, ça a été brutal.
– Je suis en train de gâcher les derniers moments que je passe avec vous en…
– Tu as été secoué : c’est humain dans cette situation. On aurait du mieux te préparer.
– Je ne suis pas certain qu’une quelconque préparation m’aurait permis d’encaisser le choc final. Et pour être honnête, si j’avais déjà été frappé par cet éclair, en guise de répétition, pas sûr que j’aurais accepté de le recevoir sur la tête une seconde fois.
– Tu es celui qui te connaît le mieux, répond le Commandant en souriant.
– Je ne suis pas tout à fait sûr de ça. J’ai la sensation que tu en sais bien plus sur moi que tu ne veux bien le montrer…
– Tu es très fort lorsqu’il s’agit de cerner les gens. Je suis heureux qu’Élisa et moi on puisse travailler avec toi bientôt.
– Tu es si déroutant quand tu parles comme ça…
– Comment ça ?
– Quand tu ne nies pas, et que tu tournes même ça en positif…
Le Commandant hausse les épaules avant de dire dans un grand sourire :
– Au fait, je dois te rendre le kaléidoscope de ton arrière grand-père avant que tu ne t’en ailles. Je l’ai montré à Élisa. Elle a vraiment adoré.
– Eh bien, c’était très sympa d’avoir un arrière-grand-père… répond Bénédict en riant. Garde-le, je t’en prie. Il y a déjà un enfant à cet étage, et tu vas en avoir bientôt un. Tu leur montreras combien c’est beau dès qu’ils seront assez âgés pour s’y intéresser…
– Oh merci. Peut-être serais-je celui qui le regardera le plus… Et si on rejoignait les autres maintenant ?
– Oui, rejoignons les autres.
Tout en disant ces mots, les deux hommes rejoignent la cuisine. Il n’y reste plus que Sylvestre.
– J’ai fait du thé et du café.
– Après ces émotions, j’aurais préféré quelque chose de plus fort.
– Jamais content.
– Oh pitié, ressaisissez-vous !
La voix du Commandant est tellement désespérée que les deux hommes se regardent et finissent par éclater de rire.
– Désolé mon gars, j’ai eu la trouille de ma vie. Je n’aurais pas dû m’en prendre à toi comme ça, s’excuse Bénédict.
– Eh bien, j’aurais dû comprendre que tu étais en état de choc. J’ai peut-être un truc pour toi. Tu as déjà essayé la téquila ?
– Non, c’est quoi ?
– Quelque chose de fort.
– Oh…
– Ne sois donc pas si soupçonneux. Je ne vais pas t’empoisonner.
– Tentons le coup alors.
– Nous allons trinquer.
– Tous les trois ?
– J’évite l’alcool, rétorque le Commandant. Ça me rend malade la plupart du temps. Mais je peux trinquer avec un jus de fruits. J’ai une super soif.
– Et on prendra une tasse de thé ou de café après. Vous en pensez quoi ?
– D’accord répondent Bénédict et le Commandant en chœur.
Une fois qu’ils ont fini leur boisson, Bénédict devient soudainement pâle.
– Rose, murmure-t-il.
– Vous avez l’air de vous entendre très bien… souligne Sylvestre.
– Nos relations se sont améliorées. On a partagé de bons moments… et j’ai promis de lui dire au revoir ce soir.
– Tout va bien ? s’inquiète le Commandant.
– Oui David, ça va. Je ne peux rien lui offrir de plus. Il faut que j’y aille.
Le Commandant peut sentir la confusion dans l’esprit de Bénédict.
– Elle est chez toi avec Élisa, n’est-ce pas ?
– Oui. Tu veux la voir maintenant ?
– Finissons-en… marmonne Bénédict entre ses dents.
Le Commandant et Bénédict trouvent Élisa et Rose dans le salon.
– Vous pouvez nous laisser seuls ? demande Bénédict à Élisa et au Commandant.
– Bien sûr. Vous devez avoir tant à vous dire… annonce Élisa.
Lorsqu’ils sont seuls, Bénédict reste au moins à cinq pas de Rose, sans bouger.
– Ça y est, je suis mort, finit-il par dire. Je dois quitter le XXVe siècle.
– Ben, approche.
– Je préfère rester là où je suis… Rose, les derniers moments qu’on a passé ensemble, je ne les oublierai jamais. Mais je suis désolé : je ne ressens pas les choses comme toi…
– Ne le sois pas. Ce n’est pas ta faute.
– Rose, je… je sais que tu es triste. Je ne suis pas un empathique comme Élisa ou David. Mais je le vois dans tes yeux. Tu peux afficher un sourire sur ton visage, mais tes yeux, eux, ne sourient pas… Rose Taylor, tu mérites mieux que quelqu’un comme moi. Je suis trop jeune. Je dois grandir. Je dois trouver mon chemin. Je dois partir de l’endroit où je faisais semblant, et où je mentais tout le temps. J’ai besoin d’aider les miens. J’ai besoin de changer de vie. C’est la chance que j’ai aujourd’hui. Ma fausse mort me libère d’un passé où je n’étais qu’un pion. Je vais combattre le système qui m’a conduit ici. Je vais libérer tous ceux que je pourrai parmi mes frères et sœurs. Je veux que tout le monde puisse devenir complet. Je veux que tout le monde puisse ressentir l’amour. Je veux la fin des presque-humains. On devrait tous être des humains à part entière. Je…
– Ben, approche.
– Rose, je ne peux pas te donner ce dont tu as besoin.
– Je veux juste te dire au revoir.
Bénédict se dirige vers elle. Elle tend ses bras, et dit :
– Viens.
Lorsqu’il est suffisamment près, elle le serre chaleureusement dans ses bras, et l’embrasse sur la joue.
– Au revoir Bénédict Watson. Je te souhaite une vie merveilleuse, murmure-t-elle.
– Merci, répond-il d’une voix quasi inaudible, et la serrant encore plus fort. Je te souhaite également une vie merveilleuse.
Et il l’embrasse à son tour sur la joue.
Lorsqu’ils se séparent, Rose sourit.
– Regarde mes yeux, Ben. Qu’est-ce que tu vois maintenant ?
– De la bienveillance…, et de la tendresse même.
– C’est ainsi que je veux que tu te souviennes de moi. Tu peux y aller maintenant.
– Au revoir Rose Taylor.
– Au revoir, Bénédict Watson.
Et ils se séparent.
Dès que Bénédict a quitté la pièce, Rose se laisse tomber lourdement dans un fauteuil. Une larme coule sur sa joue. Quant à Bénédict, il est dans un état similaire, et une larme coule aussi sur la sienne. Rose est ce qui rend son départ du XXVe siècle si amer. Il a failli l’embrasser ce soir. Mais il s’est contenté de sa joue. Il n’aurait rien senti de plus de toute manière, et elle aurait encore beaucoup plus souffert, sachant qu’il commençait à avoir du désir pour elle. Dire au revoir aux autres allait être bien plus facile.
Bénédict prend une inspiration profonde avant de pousser la porte de communication pour passer chez les deux Martins. Il sait qu’il est attendu pour un dernier verre sur la proposition de Sylvestre. Il se compose un visage jovial juste avant d’entrer dans la pièce d’où des rires se font entendre.