L’après-midi se termine doucement dans une lumière d’un orange éclatant. Le Commandant est en train de fermer la porte de sa salle de combat. Tous ses élèves sont déjà partis. Il ne reste plus qu’une autre personne. – Merci d’être venu Nori.
– De rien. Je dois dire que je n’ai pas l’habitude de sessions d’entrainement avec autant de monde. On était combien ? 25 ? 30 ?
– Avec toi, ça faisait 28. Être deux à enseigner, c’est génial.
– On dirait qu’ils sont tous débutants…
– Ils le sont.
– Ahem ! dit quelqu’un derrière eux.
– Rose ?
– Oui, David, je suis désolée. Je ne retrouve pas ma carte de vie. Du coup, je ne peux pas prendre les transports en commun. Elle doit être tombée de mon sac. Ça te dérange que j’aille jeter un coup d’œil à l’intérieur ?
Les deux hommes se regardent.
– Va rejoindre Élisa. Je te ramène les clés dès qu’on en a fini ici. Tu as la tienne ?
– Ma quoi ? répond le Commandant.
– Ta carte de vie…
– Eh bien, je n’en ai pas vraiment besoin, puisque je ne prends pas les transports, mais tu as raison. Mieux vaut que je vérifie…
Le Commandant fouille dans une de ses poches et en sort sa carte, afin que Nori sache ce qu’il doit chercher.
De retour chez lui, le Commandant ne trouve pas Élisa. Cela fait une semaine qu’ils sont rentrés de leur lune de miel non officielle sur Frigellya. Les parents d’Élisa viennent tout juste de quitter l’appartement des deux Martins le matin précédent. Le jeune couple a une étrange impression de vide depuis. Mais ils sont contents au final, d’avoir du temps pour eux tous seuls. Comme le Commandant pense qu’Élisa est partie chez les deux Martins, il passe la porte de communication et se dirige vers le salon en passant par la cuisine. Il est contrarié de ne trouver personne. Alors qu’il envisage de tenter sa chance en allant frapper à une porte quelconque, Paul entre dans la pièce.
– J’ai entendu du bruit, l’informe-t-il. Tu cherches Élisa, non ?
– Oui. Tu sais où elle est passée ?
– Elle est venue ici, il y a une heure avec Mira, pour nous dire qu’elle projetait d’aller sur Frigellya pour quelques heures. Elle a promis que pour le bébé, elle respecterait son horloge biologique. Elle reviendra ici, après le temps exact qu’elle aura passé dans le futur. Et elle a ajouté que tu ne devais pas t’inquiéter.
– Ce qui est le meilleur moyen pour que je m’inquiète. Je suppose que Mira est venue avec son propre transporteur. On doit encore avoir le nôtre à la maison. Je vais sur Frigellya.
– Vraiment ? Tu vas probablement interrompre une journée entre filles.
– Paul, si Élisa dit que je ne dois pas m’inquiéter, c’est qu’il y a matière à s’inquiéter. Je connais ma femme.
– C’est toi qui vois David. Tu as besoin des coordonnées du coup…
Paul n’attend même pas une réponse et s’en va consulter les enregistrements d’entrées et de sorties de leur système de surveillance. Il revient avec un régulateur sous la forme d’une montre à l’ancienne.
– Tu sais comment ça marche. Pour ajouter du temps, tu appuies sur ce bouton pour les heures, et celui-là pour les minutes. Pour envoyer les coordonnées au transporteur, exerce une pression sur le milieu de l’écran.
Le Commandant opine de la tête, met le régulateur dans sa poche, fait volte-face et s’en retourne chez lui pour prendre le transporteur Frigellyen que lui et Élisa gardent à leur domicile. Avant de s’en aller, il rajoute une heure de plus à celle du départ des deux femmes. Il n’est qu’un mari inquiet, pas un espion. Et il est impatient revoir Élisa, comme s’il ne l’avait pas vu depuis des jours.
Il se matérialise comme d’habitude dans le hall d’entrée du Château, là où son transporteur à une autorisation spécifique d’atterrissage. Il ne faut pas longtemps pour que quelqu’un arrive pour lui souhaiter la bienvenue. Christophe semble cependant surpris.
– Eh, mon ami, qu’est-ce qu’il t’amène ici ?
– Je cherche Élisa.
– Élisa ? Je ne pense pas que qui que ce soit l’ait vue aujourd’hui…
– Oh. Peut-être j’aurais dû aller directement à l’abri de Mira et Reymo…
– Tu veux leur parler ? Reymo est ici. Il est dans le bureau près de la salle de combat de Nori. Par contre, je ne sais pas où est Mira.
– Eh bien, je dois sans doute aller parler à Reymo. Je sais où se trouve le bureau.
– Tu veux que je t’y accompagne ?
– C’est très aimable de ta part, Christophe, mais je vais me débrouiller. Je viendrai tous vous saluer avant de repartir sur Terre. Promis.
– Très bien. À plus tard.
Lorsqu’il arrive devant la bonne porte, le Commandant frappe. Reymo vient ouvrir.
– Bonjour Reymo. Est-ce que tu sais où sont passées Élisa et Mira ?
– Bonjour David. Oui. En quelque sorte…
– Tu es embarrassé, je me trompe ?
– C’est difficile de cacher quoi que ce soit à un Dalygarien… marmonne Reymo.
– Et pourquoi tu devrais me cacher quelque chose ?
Reymo prend une grande inspiration avant de répondre :
– C’est Mira. Elle a enlevé Élisa.
– Quoi ?!
– Je suis dévasté. Elle a perdu la tête. Je pense que c’est à cause du bébé. Nous avons perdu le nôtre, il y a fort longtemps. Elle a laissé un message disant que la Terrienne avait tout, mais qu’elle ne le méritait pas. Un message horrible, avec des mots horribles. Je peux te le montrer. Il est conservé dans la salle de combat de Nori, là où personne n’aura l’idée de le chercher.
L’intensité du regard de Reymo incite le Commandant à réfléchir très vite. Il y autre chose que cette histoire de kidnapping. L’état d’esprit de Reymo ne correspond absolument pas à ses paroles. Il n’est pas dévasté : il s’efforce d’envoyer au Commandant une sorte de message silencieux… ce qu’il espère de lui, sans doute, mais quoi ?
– Il n’y a pas d’endroit pour cacher quoi que ce soit là-bas, finit-il par répondre en regardant Reymo droit dans les yeux.
– Vraiment ? répond Reymo le plus ironiquement possible, tout en laissant sentir au Commandant son soulagement intérieur.
Apparemment le Commandant a donné la bonne réponse. Il se laisse conduire par le bras jusqu’à la salle de combat, se souvenant que c’est l’un des endroits les plus sûrs du Château. Le bureau de Nori était sans doute sous écoute ou suspecté de l’être, se dit le Commandant. Ce que Reymo confirme. Puis il explique la situation après avoir fermé la porte derrière lui. Le Commandant l’écoute silencieusement, mais laisse sa colère éclater dès que le Frigellyen a terminé.
– Comment avez-vous pu organiser une telle opération sans m’en parler ? Je n’arrive pas à le croire.
– Si on t’avait mis dans la boucle, nous savons tous que ça aurait mis encore plus de pression sur les épaules d’Élisa.
– J’aurai désapprouvé ce plan… insensé.
– Tu vois.
– Élisa n’est pas un agent de terrain. Et elle est enceinte.
– Je suis parfaitement au courant de tout cela. Sa grossesse, c’est ce qui rend tout ceci crédible aux yeux des rebelles. Dois-je te rappeler que son inexpérience ne l’a pas empêché de sauver ta planète, en voyageant dans le temps, alors qu’elle vient d’un monde Alpha ? Tu sais mieux que quiconque tout de dont elle est capable. Et Élisa a des aptitudes dont nos ennemis n’ont aucune idée. Pour eux, elle est juste une Terrienne. À tout moment, elle saura à qui elle peut faire confiance et quoi faire. Élisa est rapide et intelligente.
– Je ne veux pas qu’elle devienne comme nous…
– Ce qui veut dire ?
– Oh Reymo, tu sais parfaitement de quoi je veux parler : de notre part d’ombre. Le travail que vous faites, Mira et toi, et celui que je faisais aussi il n’y a pas si longtemps, nous conduit à prendre des décisions difficiles, avec lesquelles nous devons vivre ensuite… comme sacrifier quelques personnes pour le bien du plus grand nombre, par exemple. Tu vois mieux à quoi je fais allusion maintenant ?
Reymo se contente de garder la tête baissée en guise de réponse.
– J’espère qu’Élisa n’aura pas à prendre ce type de décision, de celles qui hanteront ses nuits pour la vie entière. Çar soit bien certain que si elle doit choisir entre Mira et notre enfant, elle n’aura aucune hésitation.
Le Commandant regrette ses mots aussitôt sortis de sa bouche. Il peut sentir la colère de Reymo. Deux maris inquiets pour leur femme, voilà ce qu’ils sont pour le moment.
– Je n’aurais pas du dire ça, s’excuse le Commandant.
– Oh je suis aussi en colère après moi-même que je le suis contre toi. La part d’ombre dont tu parles, elle consume Mira chaque jour…
– Ça a quelque chose à voir avec la perte de votre enfant ?
– Oui. Mira ne s’en est jamais remise. Je ne suis pas sûre de l’être moi-même… Un cas sur un million, et ça nous est arrivé à nous… un mort-né. On vit dans un monde Gamma, notre médecine est capable de guérir tant de maladies et de dysfonctionnements physiques et un nouveau-né sur un million ne survit pas, personne ne sait pourquoi.
– Je suis vraiment désolé, Reymo.
– Mira refuse de considérer une autre grossesse. Je ne peux pas l’en blâmer… Mais c’est vrai, lorsque nous avons appris que vous alliez avoir un enfant, ça a réveillé quelque chose en elle… Je ne pense pas qu’elle ait besoin de jouer la jalousie…
– Utiliser Élisa dans ce type de mission, c’est jouer avec le feu…
– David, elle est notre pièce maîtresse. Cette opération va nous éviter une nouvelle guerre.
– C’est une histoire sans fin Reymo. Vous, les Frigellyens, vous êtes condamnés à faire face à des déviants et des manipulateurs. Il y aura toujours quelqu’un pour vouloir faire la guerre. Et tu le sais.
– Ce n’est plus vrai. Nous pensions qu’il n’y avait pas de remède pour nos citoyens violents, mais nous en avons trouvé un accidentellement.
– Ah bon ?
– Notre cerveau a une structure spéciale. On ne peut rien oublier, car nous avons un système de réparation très efficace. Si quelque chose altère notre cerveau, immédiatement, un mécanisme de correction est déclenché. C’est le cas pour les pertes de mémoire, mais ça marche aussi pour les désordres mentaux. Il n’était pas possible de soigner les maladies du cerveau. Chaque fois, l’état malade initial était naturellement restauré. Et si on persistait à vouloir soigner un désordre mental, le système apprenait à combattre toute tentative de guérison. Aucun nanite n’était efficace. Plus on essayait et plus on échouait. Et on avait à faire avec des gens très vicieux.
– Je sais tout ça, l’interrompt sèchement le Commandant.
– Un jour continue Reymo, quelqu’un est venu se rendre aux autorités prétendant avoir été un rebelle. C’était un homme d’âge moyen. Il nous a dit que toute sa haine et sa rage s’étaient évaporées, et qu’il voulait aider. Le problème, c’est qu’on n’avait aucune idée de ce qu’il lui était vraiment arrivé. On a vérifié son histoire. Il était effectivement connu comme un rebelle, et même un très perfide. On l’a mis en cellule de sécurité, tant qu’on ne savait pas s’il s’agissait d’une ruse ou pas. On a conduit des analyses médicales et fait des observations.
Sentant l’impatience du Commandant grandir, Reymo écourte les explications.
– Son système de réparation ne répare plus rien. On avait devant nous un Frigellyen qui pouvait perdre la mémoire. On ne comprenait pas encore le mécanisme, mais il avait quelque chose dans son sang qui empêchait la réparation naturelle. Il s’agit d’un microorganisme et il n’est pas de notre planète. Notre système immunitaire l’ignore totalement, c’est comme s’il n’était pas là. C’est absolument surprenant, pratiquement impossible. Et c’est pourtant ce qu’on a observé. De plus, si on injectait cette chose à un autre déviant, il guérissait aussi. On l’a vérifié. Et c’est notre plus grand secret maintenant. Les autres rebelles, autant qu’on peut le savoir, ne sont pas au courant. Les guerres vont enfin s’arrêter ici, si on réussit à capturer la dernière poche de rebelles qu’il reste sur cette planète. Parce qu’il y a un remède, et que tous ces gens vont pouvoir être neutralisés. Même si on ne sait pas vraiment d’où ça vient et comment ça marche.
– Vous n’avez aucune idée sur sa stabilité dans le temps…
– Nous n’avons aucune idée sur les effets secondaires non plus. Ce que nous espérons, c’est que ça ne les rendra pas pires. On va pour le moment ne soigner que les plus dangereux et garder les autres en prison, jusqu’à ce qu’on en sache plus.
– Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, quelque chose dont tu as honte.
– Tu sais ce qu’est une notice rouge David ?
– Oui, seuls des Epsilons peuvent décider d’en délivrer. Vous en avez demandé une ?
– Oui, si la cure échoue.
– Vous tuerez ces gens ?
– J’espère qu’on n’aura pas à le faire. Mais s’ils deviennent pires, il nous faudra éliminer tout risque de propagation de leur matériel générique contenant aussi l’organisme d’origine inconnue dans notre population.
– Élisa est au courant de ça ?
– Je ne sais pas, Mira est la seule à lui avoir parlé.
– Elle ne l’apprendra pas par moi. Mais je demande à ce qu’à l’avenir, vous ne l’impliquiez dans rien sans lui avoir donné tous les détails au préalable. Suis-je clair ?
– Tu n’as pas besoin d’être si abrupt. J’ai confiance en Mira.
– Pas moi !
– Comment oses-tu…
– Ne te méprends pas. Mira et moi, on se ressemble énormément. On s’est jeté à corps perdu dans nos jobs après un gros traumatisme. Elle et moi, on est capable de grandes manipulations dès lors qu’il s’agit de la sécurité de notre planète. Si moi, je ne parlerais pas de cette notice rouge à Élisa, pourquoi le ferait-elle ? Toi et moi, on sait que je n’aurai pas mis une telle pression sur ses épaules. Et la pression sur les épaules d’Élisa c’est quelque chose qui vous préoccupe tous les deux, n’est-ce pas ?
Reymo fixe le Commandant en ouvrant grand les yeux.
– Tu es injuste, proteste-t-il.
– Vraiment ? répond sèchement le Commandant. Pourtant, tu sais que j’ai raison. Mira n’a probablement pas parlé de cette notice rouge à Élisa. C’est juste plus sage pour le succès de l’opération.
– Tu as dû être un Commandant en Chef très dur.
– C’est mon passé maintenant.
– Mais tu as des tas de fantômes qui hantent tes nuits, hein ?
– Beaucoup trop. Élisa est celle qui les fait disparaître un à un. Elle est ma seconde chance, et je ne veux pas qu’elle rencontre comme moi la noirceur. Ça ne veut pas dire qu’on aura une vie rangée de terrien Alpha. On projette d’aider les presque-humains, comme tu le sais. Mais je serai vigilant sur la façon dont nous le ferons. Et Élisa est ma motivation. Nous sommes une équipe redoutable, mais nous faisons attention aux autres…
– Il m’arrive de rêver à un nouveau départ avec Mira… Tu es un homme chanceux David.
Pour la première fois depuis qu’il a rencontré Reymo ce jour, le Comandant sourit. Brièvement.
– Reymo, tu sais où se trouve Élisa ? demande-t-il finalement l’air grave.
– Je te l’ai déjà dit, elle est avec Mira.
– Où ?
– Je n’en ai aucune idée. Dans un des refuges des rebelles, je suppose. J’attends son signal.
Il prend une toute petite boite marron de sa poche et la montre au Commandant.
– C’est sa couleur normale. Lorsqu’un message arrive, ça vibre. La boite devient verte si tout va bien et rouge en cas de danger. J’ai des gens sur le terrain qui les recherchent aussi. Nous saurons bientôt où elles sont. C’est une grosse opération. Des mois de travail…
Le Commandant soupire. Il n’est pas fier de toutes les décisions qu’il a prises en tant que Commandant en Chef. Il se calme et fait un signe de la tête à Reymo pour lui montrer qu’il comprend.
Quelque part sur Frigellya, une heure plus tôt
– Mira, on est où ?
– Ne pose pas de questions. Tu le sauras bien assez tôt.
– Résumons ce qu’on fait ici. On est censé flouer des rebelles ?
– Tais-toi.
Élisa et Mira sont devant une construction troglodyte immense, dont l’arrière semble littéralement avalé par la montagne. Mira tient Élisa par le bras. Lorsqu’elle est venue lui expliquer ses intentions, elle a insisté pour qu’Élisa se repose entièrement sur son ressenti, pas sur ce qu’elle entendrait ou verrait. Mais il était important qu’elle réagisse normalement à chaque situation.
– Nous nous rendons sur une base rebelle, avait annoncé Mira. Et je suis venue sur Terre pour te convaincre de m’aider à les berner. Tu me fais confiance ?
– Oui, bien sûr, avait répondu Élisa.
Alors Mira avait donné plus d’explications. Quand elle eut fini, Élisa était allée informer les deux Martins, exactement comme Paul l’avait reporté au Commandant. Et les voici toutes deux maintenant devant une porte fermée.
– Qu’est-ce qu’on attend ?
– Je t’ai demandé de la fermer.
Les deux femmes peuvent entendre du bruit derrière la porte. Elle s’ouvre lentement sur un homme aux cheveux bruns qui tance Élisa avec des yeux gris et glacés.
– Vous l’avez convaincue de venir ? Vous méritez vraiment votre réputation. Elle pense vous aider ?
– Je lui fait confiance, proteste Élisa.
– Tu n’aurais pas dû, marmonne Mira, poussant Élisa à l’intérieur.
– Quoi ? Tu avais dit…
– Combien de fois devrai-je te demander de la fermer ?
Elles sont maintenant dans le hall d’entrée. Il y a une vingtaine de personnes autour d’elles.
– Eh bien Mira, pendant que vous étiez sur Terre, le Comité a statué sur votre proposition au sujet de la Terrienne, dit l’homme au regard gris.
– Quel dommage, je n’étais pas là.
– On n’avait pas le temps de vous attendre.
– Vraiment ? Et quelle a été votre décision ?
– Comme vous l’aviez suggéré, nous allons attendre avant de l’envoyer sur Skajarpicrus.
Mira sourit.
– Vous allez attendre que l’enfant soit né alors ?
– Oui, le Chef pense que c’est une bonne idée d’élever cet enfant comme l’un des nôtres. Quelle revanche sur la femme qui a ramené le fils de l’ancien roi.
– Quoi ? Mira tu es…
– La ferme !
– Fermez-là toutes les deux ! Mira, j’ai de mauvaises nouvelles. En dépit de tous vos efforts, et de votre dévouement apparent à notre cause, le Chef n’est pas certain que vous soyez bien l’une des nôtres. Il dit que vous faites sans doute semblant, et comme il ne veut pas prendre de risque, il vous a condamnée à être envoyée sur Skajarpicrus.
– Quoi ?!
– Comprenez-nous. On ne peut pas se fier à vous. On a ce qu’on veut maintenant. Vous n’êtes plus utile. Vous avez un jour de sursis. Notre Chef veut vous emmener là-bas lui-même. Mais ce soir, il veut célébrer la capture de la Terrienne. Avec tout le monde.
– Vous faites une sacrée erreur. Je suis avec vous. Il n’est pas nécessaire de m’envoyer sur Skajarpicrus.
– Skajarpicrus ? C’est quoi ?
– Oh votre ex-amie Élisa ne semble pas savoir ce qu’est Skajarpicrus.
– Skajarpicrus est une planète peuplée de créatures gigantesques, comme celle du Jurassique terrien. C’est un lieu très dangereux, surtout si on n’a pas de bulle de sécurité, explique Mira.
– Et soyez bien sûre que vous n’en aurez pas, chère Mira.
– Vous ne pouvez pas faire ça.
– On peut.
– Je vous l’ai amenée ici.
– Et on vous offre 24 heures de répit. C’est notre cadeau. Et toi la Terrienne, tu ne dis rien ?
– Je n’ai rien à dire, grommèle Élisa, élevant sa voix sur le dernier mot alors qu’elle frappe Mira au visage. Mais qu’est-ce que tu as fait ? T’es complètement cinglée ? Tu veux donner mon enfant à ces psychopathes ?
– Eh bien, mes frères, il semble que ces deux-là ont à causer. Mettez-les dans la même cellule.
Après avoir traversé un nombre invraisemblable de pièces et de couloirs, ils arrivent dans la zone des cachots. On les pousse à l’intérieur d’une cellule.
– La banquette est pour la femme enceinte.
Mira s’accroupit à l’autre bout de la cellule et reste silencieuse. Élisa la regarde et reste silencieuse également. Épuisée, elle finit par s’endormir.
De retour à la salle de combat de Nori
– Elle est en retard pour le signal, dit Reymo.
– Il a dû se passer quelque chose.
– J’ai peur que tu aies raison.
– Vous avez mis Élisa en dang… Attends un peu…
– Quoi ?
– Élisa. Elle est ici. Je sens sa présence.
– Quoi ?
– Son esprit tourne autour de moi. Elle semble aller bien. Mais c’est étrange, c’est comme si elle était ailleurs aussi. Elle… non… elle a disparu. Reymo, j’ai besoin d’une pilule de voyage.
– Tu sais bien qu’on ne pratique pas ce type de voyage.
– Je reviens dans quelques instants.
Et le Commandant se précipite hors de la pièce. Comme promis, il est bientôt de retour.
– Tu as été rapide.
– Si cet endroit est le seul endroit sûr, je partirai d’ici. Mais il faut qu’on discute d’abord.
Le Commandant explique son plan.
– Élisa explore l’espace temps en utilisant son esprit comme un scanner. Je n’ai jamais fait ça, mais j’ai le même fond génétique qui le lui permet. Crois-moi, je suis motivé pour faire fonctionner ce truc et la trouver.
Les deux hommes décident ensuite d’une stratégie. Puis le Commandant prend la pilule. Il s’allonge rapidement sur le sol. Dès son esprit est libéré, il a la surprise d’être littéralement aspiré à l’endroit même où Élisa est gardée prisonnière. Sa volonté de la trouver était si forte, qu’il n’a quasiment pas eu d’effort à faire pour y parvenir. Élisa, assise sur la banquette lève la tête. Il peut sentir sa joie de le savoir là et il ressent aussi le calme de Mira. Élisa ouvre son esprit. Pour la seconde fois et sur un très court laps de temps, le voilà à nouveau surpris. Élisa n’avait pas réussi à ouvrir son esprit lorsqu’ils s’y étaient entrainés la dernière fois. Maintenant qu’elle y est parvenue, il peut lui laisser un message.
– Attend deux secondes ? marmonne Élisa.
– Quoi ? demande Mira.
– Rien.
Le Commandant doit analyser les forces en présence et déterminer où il est vraiment. Reymo lui a suggéré de prendre de la hauteur et de noter quelques points remarquables du paysage, de manière à ce qu’ils soient bien certains de l’endroit où envoyer les agents de terrain. Lorsque c’est fait, le Commandant revient vers Élisa. Elle ouvre à nouveau son esprit. « On arrive. Avertis Mira ».
– À bientôt, murmure Élisa à l’attention de son mari.
– Quoi ?
– C’était David. Il était ici. Ils arrivent.
– Oh non ! Eh, eh, vous là-bas. J’ai quelque chose à vous dire ! crie Mira au type qui garde la porte.
– Mira, tu fais quoi ?
– Eh, amenez-vous vite, il faut qu’on bouge.
Un homme entre dans la pièce.
– La Terrienne. Elle a eu la visite de son mari.
– Ne dites pas n’importe quoi.
– L’esprit des humains peut voyager grâce à une pilule. Il en a probablement pris une.
– Mira !
– La ferme, sale garce. Laisse donc la dame s’exprimer…
– Il était ici. Il lui a en quelque sorte parlé. Elle m’a dit qu’ils arrivaient. Il faut qu’on s’en aille fissa d’ici.
– Mira !
Élisa lui fonce dessus et tente de lui asséner une seconde gifle. Mira arrête son bras.
– Pas cette fois-ci, chérie.
Voyant cela, l’homme se décide à prendre l’avertissement en considération et ouvre la porte pour évacuer les prisonnières, et l’endroit par la même occasion. Dès qu’elle est sortie de la cellule, Mira l’immobilise et Élisa envoie à l’homme un bon coup de poing dans la figure.
– Ce n’était pas nécessaire.
– Je suis sous perturbation hormonale. Tu peux m’expliquer ce qui se passe ?
– Ce bâtiment est très ancien, et une de ses caractéristiques est que la zone des cachots est piégée. En cas d’attaque, personne ne sort d’ici. On aurait été comme enterrée vivante.
– Comme ?
– Écrasée.
– Pas si vivantes que ça alors…
L’homme s’échappe de l’emprise de Mira.
– Laisse-le-moi, tu es enceinte.
– Un petit coup de main ? demande Élisa, faisant un croche-pied à l’homme essayant de s’enfuir.
Mira remarque des bâtons accrochés au mur. Elle en prend rapidement un et en envoie un autre à Élisa.
– Tu sais qui je suis et de quoi je suis capable avec ça. Agenouille-toi, les mains dans le dos, commande Mira.
Élisa est stupéfiée de voir l’homme obéir.
– Il faut qu’on le ligote. Mains dans le dos et aussi les pieds de manière à ce qu’il puisse faire des petits pas.
Élisa jette à œil à la banquette et décide de déchirer les draps en morceaux.
– Droit au but, hein ? remarque Mira.
– Débrouillardise… répond Élisa.
Lorsqu’elle a terminé, elle ajoute :
– Euh, les nœuds, c’est pas vraiment mon truc.
– Prends ma place Élisa. Et toi, si tu me crains avec un bâton dans les mains, c’est la femme qui m’a battue il n’y a pas si longtemps que ça et qui a désarmé mon Maître d’armes.
– Vous l’avez laissé gagner.
– Oh que non, réplique Élisa.
– Oh que si, répond l’homme.
– Pourquoi en êtes vous si sûr ?
– Tu n’es qu’une humaine…
– J’étais dans un corps de voyage Dalygarien.
– Oh oui, elle l’était, et je peux t’assurer que dans ce corps-là, la suggestion ne marche pas du tout, clarifie Mira. Ne songe même pas à bouger un muscle, ajoute-t-elle, tout en continuant à le saucissonner.
– T’as de la chance d’être enceinte… bougonne le prisonnier.
– Ah ça oui. La suggestion ne fonctionne pas sur les femmes terriennes lorsqu’elles sont enceintes. Frustrant, hein ? se moque Élisa.
– Tu… mmmmm
Mira vient juste de bâillonner le type. La conversation est terminée. Elle le prend par-dessous les bras pour l’aider à se relever. Puis passe devant lui, pour contempler son travail.
– Essaie de marcher, lui ordonne-t-elle, après avoir repris son bâton.
Les entraves qu’il a aux pieds permettent à l’homme de faire de tout petits pas.
– Parfait. On sera en sécurité, bien avant que tu ne réussisses à donner l’alarme. Allez continue de marcher maintenant. Sauve ta vie, mon pote.
Mira et Élisa s’enfuient de la pièce, laissant l’homme se dandiner aussi vite qu’il peut.
– On va se cacher en attendant l’assaut. Il y a plein de pièces ici. On les a vues quand ils nous ont amenées en cellule. On va essayer celle-là.
Mira ouvre doucement la porte et jette un œil à l’intérieur.
– C’est bien. On va attendre ici. David doit avoir fait son rapport maintenant. Dès que Reymo saura exactement où on est, les troupes seront envoyées. Ils ne doivent pas être bien loin. Sans nouvelles de notre part, ils agiront dans les 30 minutes après avoir été informés de notre localisation. Mais maintenant que nous sommes en sécurité, je peux donner le feu vert, avec ça. Elle prend une pièce de sa poche : « une pression longue sur les deux faces si tout va bien ».
– Sans blague, pendant tout ce temps tu étais en communication avec… euh, ton État-Major ?
– Avec Reymo.
– Et je suppose que tu as envoyé le signal de danger quand on était prisonnière.
– Non, ça aurait provoqué l’assaut immédiat, à supposer qu’ils savaient où on était. Et il fallait d’abord qu’on sorte de cet endroit.
– Pourquoi ne pas avoir juste envoyé les coordonnées ? On est arrivées en transporteur.
– C’était le leur, pas le mien. Ils ont contrôlé la destination. Je ne savais pas où on était supposées aller. Et la première chose qu’on apprend quand on va sous couverture dans le monde des rebelles, c’est qu’ils monitorent tout.
– Et le signal de ta pièce alors ?
– Il est indétectable. Mais il ne délivre que deux messages basiques, pour savoir s’il y a danger : oui ou non. Ça utilise une technologie caméléon qui le rend invisible au milieu des autres messages…
– Bien. J’ai remarqué quelque chose de bizarre sur cette base rebelle. Personne n’a d’arme à feu.
– Des armes à feu ?
– Oui. Tu as menacé quelqu’un avec un bâton. Un bâton contre un pistolet, ça sert à rien…
– Ah, je vois. Tu n’as jamais entendu parlé de l’enrailleur universel, je me trompe ?
– L’enrailleur universel ?
– C’est quelque chose qui rend toute arme avec un mécanisme de mise à feu ineffective. Dès qu’un monde quitte le statut Alpha, il doit accepter d’être sous le contrôle de l’enrailleur universel. Une règle des Epsilons. C’est pourquoi nous utilisons des bâtons, des sarbacanes, des frondes…
– Des épées ?
– Quoi ? C’est barbare !
– Désolée, mais dans une guerre, les batailles sont rarement des parties de plaisir.
– On a des règles.
– Comme envoyer vos prisonniers sur une planète où ils ne pourront pas survivre…
– Les rebelles ne respectent pas les règles.
– Tu sais, sur Terre, être rebelle n’est pas forcément une mauvaise chose…
– Les nôtres sont spéciaux. Ce sont tous des déviants… Ils sont malades. Et la plupart savent comment manipuler les gens ordinaires.
–Vous ne savez pas les diagnostiquer ?
– Ce n’est pas si simple. Génétiquement parlant, la moitié de la population Frigellyenne est potentiellement psychopathe. J’en fais partie. Mais seuls quelques uns franchissent le cap. C’est déclenché par un traumatisme qui n’a pas été soigné ou a été sous-estimé. Tu te souviens de la femme de Nori ? Personne n’aurait pu deviner qu’elle était si malade. Elle a caché combien elle était affectée de ne pas avoir d’enfant. Et elle n’a pas obtenu d’aide en conséquence. Elle a focalisé toute sa haine sur le nouveau-né du couple royal, et a agi de manière à détruire les vies de tous ceux qui avaient ce qu’elle n’avait pas. Elle était l’épouse aimante et la rebelle diabolique à la fois. Quand la maladie est déclarée, il n’y a plus rien à faire. On appelle ça le syndrome de la Corde Raide Frigellyenne.
– Et ? Il y a quelque chose que tu ne me dis pas…
– Pas ici. On en parlera plus tard.
Élisa redresse soudainement la tête.
– C’est le Commandant. Il est ici ?
– Oui, je peux sentir sa présence, mais il est encore loin.
– Laissons-le nous trouver. Il finira bien par y arriver. C’est le meilleur moyen de rester en sécurité. On n’est pas très loin des geôles, et les rebelles cherchent à s’échapper. Personne ne viendra nous chercher ici.
– Comment peuvent-ils obliger les rebelles à se rendre s’il n’y a pas d’armes ?
– Il y a des armes. Nous nous imposons par le nombre et nos spécialités. L’unité des fouets entre en premier pour désarmer toute personne avec quelque chose dans la main, suivi de l’unité des sarbacanes qui endort les agités. On a aussi des archers pour débusquer ceux qui se cachent.
– Des archers ?
– Nos flèches sont quelque peu spéciales. Elles ne vont pas se ficher dans quelque chose, comme celles qu’on trouve sur Terre. Dès qu’elles touchent une cible, elles se désintègrent et libèrent un gaz irritant. Tout ce qui est vivant dans le secteur est pris d’une quinte de toux irrepressible. L’effet est immédiat et très local. La plupart du temps, lorsqu’un assaut commence, les rebelles se mettent à genoux avec les mains derrière la tête. Ils ne s’engagent jamais dans une bataille qu’ils ne peuvent gagner. Je sais que ça peut paraître étrange à un être humain… La plupart du temps, on n’a pas à utiliser nos archers. Tout le monde sait qu’on en a et ça suffit pour arrêter tout.
– Puisque les rebelles se fichent des règles, pourquoi n’utilisent-ils pas des armes plus mortelles comme des épées ou de vraies flèches ?
– Comme je l’ai dit, on est entrainé et nombreux. Être un bon archer n’est pas à la portée de n’importe qui et de plus, tuer n’est pas dans notre culture.
– Sauf à envoyer des gens sur une planète où ils ne peuvent survivre.
– Ils ne les tuent pas eux-mêmes.
– Ça console surement ceux qui sont morts.
Subitement, Élisa sourit.
– Il est juste derrière la porte.
Elle se lève pour ouvrir.
– David !
Elle se jette dans ses bras. Il la serre fort, lui caressant les cheveux et respirant profondément. Elle s’écarte peu de temps après.
– Oh, tu es soulagé, mais tu te bas contre la colère.
– Exact. Sortons d’ici, répond-il plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu, saluant Mira d’un geste bref de la tête.
Les deux femmes le suivent en silence jusqu’à ce qu’ils arrivent dehors.
Quand Reymo aperçoit Mira, il vient à sa rencontre. Ils restent face à face sans bouger, se tenant les mains. Le reste du monde est subitement très loin d’eux. Il la surprend en disant :
– J’en ai assez de ce type de vie Mira. Il faut qu’on parle…
Mira fixe du regard Élisa et David, qui sont quelques pas plus loin, avant de répondre ;
– Je sais quel genre de vie tu veux. Il n’en est pas question.
– Mira, il est temps d’arrêter d’avoir peur de construire une famille. Notre famille, murmure Reymo, prenant le visage de sa femme entre ses mains.
– Je ne peux pas, répond-elle tristement, repoussant ses mains et s’écartant de lui.
Élisa et le Commandant peuvent sentir la tension entre leurs deux amis Frigellyens. Ça leur fait réaliser qu’ils ont besoin de calmer quelques tensions entre eux deux.
– J’ai eu peur pour toi Élisa
– C’est pour ça que tu es en colère ?
– Je suis en colère par qu’une mission comme celle-là aurait pu te changer à jamais, et pas forcément en bien.
– Tu ne me fais pas confiance ?
– Ce n’est pas une histoire de confiance Élisa. C’est une histoire de conséquences, de ce que les événements peuvent nous faire, des choix que nous devons assumer.
Élisa regarde fixement son mari.
– Ai-je raison de penser que tu as eu des expériences que tu ne souhaites pas que j’aie ?
– Oh que oui !
– Et si moi, je veux les avoir ces expériences ?
– Élisa, j’ai fait des choses que tu ne pourrais croire, toutes au nom de l’intérêt général. Je ne souhaite à personne d’avoir à affronter les fantômes qui hantent ma mémoire. Je ne veux pas que tu vives ça. Je me battrais pour t’épargner ça. C’est ça ce que veut dire pour moi, être à tes côtés.
– David, je ne t’ai jamais vu dans cet état. Tu me fais peur… Qu’as-tu pu donc faire de si terrible ?
– Ne me demande pas, je t’en supplie, implore-t-il.
– Tu n’as pas à me raconter, ce que tu ne veux pas raconter, répond-elle très vite. Calme-toi. S’il te plait.
– Tu vois bien ce que ce type de souvenirs me fait. Tu veux vraiment devenir comme ça ?
– David, je ne sais pas ce que tu as fait dans le passé. Mais je suis sûre d’une chose : tu es l’homme le plus droit que j’ai jamais rencontré. Si tu ne plaçais pas la valeur de la vie si haut, tu n’aurais pas de regret et tu ne serais hanté par rien. Tout cela veut dire que tu es un homme bon. Et être un homme bon, au poste que tu occupais avant de démissionner et vivre sur Terre n’était certainement pas chose facile. Je n’ai pas eu de choix difficile à faire aujourd’hui. Rien ne viendra hanter mes nuits. Ne sois pas fâché, je t’en prie.
Et je promets, parce que je comprends c’est important à tes yeux, que je n’accepterai plus à l’avenir de mission sans qu’on en parle ensemble avant. Ça te va ?
Ils sont sur le point de s’enlacer, quand ils entendent Mira dire dans leur dos :
– Il faut tous qu’on se parle, je pense.
– Allons au Château, suggère Reymo. On va aller discuter dans la bibliothèque. Suivez-moi.
Une fois dans la bibliothèque, tout le monde s’assoit dans des fauteuils confortables, Élisa et David, face à Mira et Reymo.
Élisa peut sentir que son mari est bien plus calme que précédemment. Elle ressent même de la curiosité de sa part. Il est évident qu’il est impatient de lui demander quelque chose.
– Élisa, comment as-tu libéré ton esprit, lorsque tu étais prisonnière ?
– Quoi ?
– Tu es venu me voir. Ton esprit a tourné autour de moi.
– Pas du tout. Je n’ai pas fait ça.
– Oh que si.
Élisa reste silencieuse un instant et réfléchit à toute vitesse. Soudain, un souvenir vient l’éclairer.
– Je… Un jour durant un entrainement au voyage au centre spatial, quand j’étais dans l’unité à gaz, j’ai vu mon petit ami dans son appartement. Ça semblait si réel. J’ai appris plus tard par les deux Martins que mon esprit s’était échappé avant qu’une seule molécule de gaz n’ait été envoyée. C’est d’ailleurs ça qui leur a démontré immédiatement que je n’étais pas un être humain ordinaire. Il semble que je sois capable de voyager sans facilitateur d’extraction quand je suis sous le coup d’une émotion intense. Mais ça n’est jamais arrivé à nouveau. J’ai pensé qu’ils s’étaient juste trompés. Aujourd’hui, j’ai rêvé de toi David. Je t’ai vu au Château, à côté de Reymo.
– Ce n’était pas un rêve. Tu es vraiment venue… Comme ça, ton esprit peut s’échapper quand tu dors…
– Je voulais tellement être avec toi…
– … que tu m’as trouvé !
– Vous êtes un couple surprenant, murmure Mira.
– Eh bien c’est toi qui m’as faite comme ça, répond Élisa en riant presque.
Mira lui renvoie un regard triste.
– Quoi ?
– Il y a quelque chose que j’ai dit aux rebelles et dont tu n’as pas conscience. Il est peut-être temps que tu le saches aussi, avant que tu ne l’apprennes par d’autres voies. Tu as raison. Je t’ai faites comme tu es.
– Oui, je sais.
– Non, tu ne sais pas. Quelque temps après qu’on se soit rencontré dans le Jurassique, nous avons été auditionnés sur Frigellya, pour ce que nous avons fait sur la Terre du XXVe siècle. L’audience était publique. Mais après que j’aie présenté la lettre de mission royale qui nous autorisait à utiliser tous les moyens à notre disposition, l’audience s’est poursuivie à huis clos. Le public a dû quitter la salle. Les rebelles ont voulu savoir ce que la Cour avait appris. Rien n’avait fuité apparemment. David, tu sais mieux que quiconque la meilleure manière de convaincre les gens…
– Leur servir une vérité incomplète.
– Exactement. Je ne leur ai rien dit à propos de tes gènes Frigellyens. Je leur ai dit que je comme t’avais rencontrée et que tu devais jouer un rôle dans la recherche du fils du roi, j’avais à te faire vivre.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Ta mère a fait deux fausses-couches avant de t’avoir. Tu es en fait leur troisième enfant. Et tu ne serais jamais née si je n’avais pu intervenir dès ta conception. Je n’ai pas injecté à ta mère les gènes Frigellyen que tu as. C’est un effet secondaire du remède que je lui ai donné pour corriger ce qu’il y avait à corriger pour que tu vives. J’ai fait pour ta mère ce qui n’a pu être fait pour moi.
Devant les yeux interrogateurs d’Elisa Reymo précise :
– Nous avons perdu notre unique enfant.
– Je suis tellement désolée.
– J’ai pensé qu’aider quelqu’un à avoir un enfant serait une sorte de cure pour moi. C’est comme si j’avais eu une victoire sur la vie. Mais ça n’a pas été comme ça aurait du. Tu aurais pu avoir au moins un frère ou une sœur si j’avais tout de suite compris ce qu’il se passait. Tes parents sont simplement incompatibles. Ils ne peuvent pas avoir d’enfant viable ensemble. Je suis arrivée trop tard pour la première grossesse. J’ai échoué à corriger la seconde. Les humains et les Frigellyens sont si différents. Mais j’ai réussi avec toi. Sous l’apparence de la gynécologue de ta mère, j’ai donné quelques rendez-vous supplémentaires pour mes propres analyses. Et te voici.
– Alors tu ne m’as pas faite, mais tu m’as carrément créée.
– Oui, je le devais. Mais je n’étais pas prête à avouer avoir empêché une fausse-couche à qui que ce soit au moment où l’audience s’est tenue devant la Haute Cour. Ils ont eu une version épurée, avec juste l’apport de tes gènes Frigellyens. Ça je l’ai caché aux rebelles. Mais il fallait que je leur raconte quelque chose de convaincant.
– Tu as dit aux rebelles ce que tu as caché à la Haute Cour ?
Le ton d’Élisa souligne son incrédulité.
– Je devais travailler là-dessus, et ça a pris du temps. C’est une malédiction que de souffrir du syndrome de la Corde Raide Frigellyenne : tu ne peux pas laisser quoi que ce soit grignoter ton cœur ou ta tête, ou ça te transforme en monstre. J’ai envoyé un témoignage complet à la Cour dès que j’ai été prête.
– Abina a refusé notre démission, complète Reymo. Même si ne pas avoir dit toute la vérité devant la Haute Cour est un délit très grave.
– Mais vous avez ressenti comme un besoin de rédemption, n’est-ce pas ? intervient le Commandant.
Mira baisse la tête.
– En quelque sorte.
Puis regardant le Commandant dans les yeux elle lève la voix :
– Je n’ai aucun regret.
– Bien, résumons la situation à la lumière de ces éléments nouveaux. Je suis finalement un être humain réparé par une technologie Frigellyenne qui a laissé des traces dans mon génome comme effet secondaire. Que mon génome ait été manipulé, ça je l’avais accepté. Mais apprendre que je n’aurai vécu sans ça, c’est un véritable choc.
– C’est pourquoi je ne t’en ai pas parlé dans un premier temps. Mais je ne pouvais pas te laisser ignorer quelque chose que les rebelles savaient. Je…
– Tout va bien Mira. Le passé, c’est le passé. Je suis en vie, enceinte et heureuse. Tu as fait un excellent travail.
Le ton employé par Élisa souligne bien à Mira et aux autres que ce n’est pas exactement ce qu’elle pense. Mais apparemment, personne ne souhaite poursuivre la conversation dans cette direction. Le Commandant profite d’un moment de silence pour revenir sur ce qu’il s’est passé dans la journée.
– Reymo, tu m’as dit que vous avez travaillé à la localisation des rebelles pendant des mois.
– Oui, Mira a toujours été excellente sous couverture. On a vite compris qu’ils voulaient une revanche sur toi Élisa. Ils savaient que tu étais capable de choses extraordinaires quand tu étais dans ton corps de voyage Dalygarien. Mais ils ignoraient totalement tes capacités permanentes. Mira a suggéré ton kidnapping. Mais on avait un problème. Il t’aurait été difficile de savoir quand ils utiliseraient le pouvoir de suggestion sur toi. Te demander de réagir comme si tu y étais sensible était risqué. Tu aurais pu te plier à des exigences lorsqu’ils auraient espéré une opposition. Ils sont dingues. Ils n’agissent pas rationnellement. Ils t’auraient mis à l’épreuve quoiqu’il arrive. Il fallait qu’on trouve quelque chose qui ne te mettait pas en danger. On ne pouvait pas leur dire que tu n’étais pas sensible à la suggestion. La grossesse était une solution. Comme vous aviez tous deux rencontrés votre fille dans le futur, on savait que ça n’allait pas tarder à arriver. C’était vraiment un super timing que de l’avoir annoncé à votre soirée de mariage. Le personnel l’a entendu et ça s’est propagé hors du Château. Les femmes sont connues pour être différentes pendant la grossesse. Alors quand Mira leur a dit qu’Élisa ne serait pas réceptive à la suggestion à cause de son état, ils l’ont cru.
– Les semaines que vous avez prises pour votre lune de miel m’ont donné le temps de m’organiser. Je devais convaincre les rebelles que ce serait du gâteau. Si enceinte, tu n’étais plus sensible à la suggestion, tu serais aussi plus raisonnable à cause de l’enfant en devenir. De plus la lune de miel était supposée abaisser ta garde. Pour les rebelles, la joie est un poison qu’ils ne comprennent pas. Ils voient ça comme une faiblesse. David, c’était le moment le plus sûr pour cette opération…
– … avec Élisa comme appât.
– Oui.
– Mira m’a expliqué les tenants et aboutissants de cette opération pendant presque une heure. J’ai pris ma décision en pleine conscience du danger. Ma capture était préparée depuis des semaines et les rebelles attendaient ça. C’était une chance unique David. Avec ce coup de filet, nous offrons des années de paix au monde qui nous a fait nous rencontrer.
Le Commandant doute qu’elle ait eu tous les tenants et aboutissants, mais choisit de se taire. Élisa continue :
– De plus, j’étais certaine que tu viendrais me chercher. Quoiqu’il aurait pu arriver, tu m’aurais trouvé.
– Dès que Paul m’a dit de ne pas m’en faire, je m’en suis fait… et je suis venu ici.
Beth rit de bon cœur.
– Tu vois.
– Tu as ouvert ton esprit aujourd’hui. Tu n’y étais jamais arrivée avant.
– Et toi, tu as voyagé sans corps. Je sais combien ce n’est pas naturel pour toi. J’étais si heureuse de sentir ta présence. « Attends deux secondes » n’était pas du tout le type de message que j’espérais après une telle performance.
– J’ai voulu tenter de scanner la planète avec mon esprit. Mais notre lien est tellement fort que j’ai littéralement été aspiré auprès de toi. Du coup, je ne sais toujours pas explorer l’espace avec mon esprit.
– Tu as d’autres aptitudes.
– Sûr.
– Ta visite a accéléré les choses, explique Mira. J’étais en train de chercher un moyen de nous sortir de là, et tu es venu. Tu m’as donné une raison de demander à partir…
– Mira était sur le point d’être envoyée sur Skajarpicrus le jour suivant, leur apprend Élisa.
– C’est pourquoi j’étais aussi en cellule. Ils ont douté de ma folie. J’avais besoin de leur donner plus de preuves… Dénoncer ta visite et l’arrivée imminente des troupes était l’opportunité rêvée pour tromper le garde.
– Mira m’a dit que les geôles étaient piégées et qu’on n’aurait pas survécu à un assaut.
– Je ne pouvais pas envoyer le signal de danger tant qu’on était coincées là-dedans.
– Ils voulaient me garder pendant le reste de ma grossesse, prendre l’enfant et l’élever comme un des leurs. Je n’étais pas en danger immédiat.
– Élisa, il y a des tas de façons de blesser quelqu’un. Tu étais leur prisonnière. Ils auraient pu jouer avec toi, jusqu’à ce que tu craques mentalement. Ou pire. Ils avaient juste besoin que tu sois suffisamment physiquement forte pour donner la vie…
– Je n’ai jamais pensé que ça durerait huit mois, David, et j’avais raison…
Élisa se tait, se demandant quel aurait été son état d’esprit si Mira avait été envoyée à Skajarpicrus. Elle sait qu’elle n’aurait pas pu vraiment pu prendre part à un combat sans risquer la vie du bébé. Que se serait-il passé si Mira n’avait pas trouvé un moyen de sortir de cet endroit ? Il n’y aurait pas eu d’assaut. Cette opération aurait pu être un désastre total si David n’avait pas eu ces capacités de voyages et un lien si fort avec elle… Seul l’amour qu’ils se portent les avait sauvés. « David a raison », pense-t-elle. « Je n’étais pas si loin d’avoir mes premiers fantômes, si on avait perdu Mira à cause d’une réaction trop tardive ».
Le Commandant peut sentir le trouble envahir l’esprit de sa femme. Il prend doucement sa main.
– Nous devrions peut-être rentrer à la maison. La nuit doit être bien avancée sur Terre depuis qu’on est partis, et je suis épuisée, dit Élisa.
– Mira, Reymo, pouvez-vous dire à Christopher que je passerai le saluer ainsi que sa famille une autre fois. Je préfère accompagner Élisa à la maison.
– Pas de soucis, répond Reymo.
– Merci, réplique le Commandant.
– On se voit une prochaine fois, ajoute Élisa.
Et ils quittent la bibliothèque main dans la main.
Quand ils arrivent dans leur salon, avec le transporteur, ils sont surpris de trouver Nori endormi assis sur leur canapé, avec Rose assise à ses côtés, la tête pendant sur son épaule.
– Rose n’a pas trouvé sa carte de vie après mon cours. Elle pensait qu’elle était tombée quelque part sur le sol de la salle de combat… Si elle est ici avec Nori, c’est qu’ils ne l’ont pas trouvée, chuchote le Commandant.
Rose se réveille brusquement. Ses mouvements réveillent Nori à son tour.
– Quelle heure est-il ?
– Une heure du matin, répond doucement Élisa à son amie d’enfance.
– On a été surpris trouver la porte close lorsqu’on est arrivé ici. Sylvestre est arrivé quelques minutes après nous. Il nous a reconnus, et nous a fait rentré par la porte de communication de son appartement.
– On a pensé que vous n’étiez pas très loin et on vous a attendu.
– Il semble qu’on se soit tous les deux… endormis.
– Il semble que je t’ai oublié Nori, s’excuse le Commandant.
– Ce n’est rien, lui répond celui-ci.
– Rose, il y a une lumière qui clignote dans ton sac, remarque Élisa.
– Oh, j’ai un message. C’est Bénédict. « Rose, où es tu ? Ta carte de vie est dans mon sac de sport. Dis-moi où tu es et je te l’amène ».
– Eh bien voilà un mystère de résolu, dit Nori.
– Vous pouvez tous les deux rester dormir ici, suggère le Commandant.
– Il n’y a qu’un canapé ici, remarque Rose.
– Je prendrais le fauteuil, propose Nori. Je suis fatigué. Je serais endormi dans quelques minutes.
Le Commandant sait que Nori ne peut proposer à Rose de la ramener chez elle. Il n’a pas de carte de vie à son nom. Prétendre avoir sommeil est le meilleur moyen d’éviter les problèmes.
– Je demande à Bénédict de passer demain matin s’il le peut. Je prends le canapé. Je suis aussi fatiguée. Mais vous faisiez quoi tous les deux dehors si tard ?
– On a mangé dans notre restaurant favori et après on est allés au plateau des Pins pour contempler le paysage. On peut y rester des heures, réplique Élisa. Bonne nuit.
– Bonne nuit, répondent en chœur Rose et Nori.
Seuls dans leur chambre, Élisa et le Commandant rient aussi doucement qu’ils le peuvent.
– Quelle parfaite menteuse tu fais, dit le Commandant à sa femme.
– Je me suis entrainée avec le meilleur à être sous couverture.
– Tu es prête, il n’y a pas de doute.
– Souviens-t ’en la prochaine fois que j’accepte une mission.
– Élisa, tu as fait une promesse…
– Je sais. Il ne faut pas t’inquiéter.
– J’essaierai.